à Ferney 2 mars 1774
Madame,
La lettre du 19 janvier dont votre majesté impériale m’honore, m’a transporté en esprit à Orembourg, et m’a fait connaître mr Pugatschew.
C’est apparemment le chevalier de Tott qui fait jouer cette farce. Mais nous ne sommes plus au temps des Démetrius. Et telle pièce de théâtre qui réussissait il y a deux cents ans, est sifflée aujourd’hui. Si quelque prétendu Inca venait au Pérou se dire fils ou petit-fils du soleil, je doute qu’il fût reconnu pour tel, quand même il serait annoncé par des jésuites, et quand ils feraient valoir des prophéties en sa faveur.
Votre majesté ne paraît pas trop inquiète de l’équipée de mr Pugatschew. Je croyais que la province d’Orembourg était le plus agréable pays de votre empire; que les Persans y avaient apporté tous leurs trésors pendant leurs guerres civiles; qu’on ne songeait qu’à s’y réjouir; et il se trouve que c’est un pays barbare rempli de vagabonds et de scélérats. Vos rayons ne peuvent pas pénétrer partout en même temps. Un empire de deux mille lieues en longitude ne se police qu’à la longue. Cela me confirme dans mon idée de l’antiquité du monde. J’en demande pardon à la Genèse; mais j’ai toujours pensé qu’il a fallu cinq ou six mille ans, avant que la horde juive sût lire et écrire. Et je soupçonne qu’Hercule et Thésée n’auraient pas été reçus dans votre académie de Petersbourg. Un jour viendra que la ville d’Orembourg sera plus peuplée que Pekin, et qu’on y jouera des opera comiques.
En attendant, je me flatte que vous vous amuserez, madame, à battre le nouveau sultan, ou que vous lui dicterez des conditions de paix, telles que les anciens Romains en imposaient aux anciens rois de Syrie.
Cependant, chargée du poids immense de la guerre contre un vaste empire, et du gouvernement de votre empire encore plus vaste, voyant tout, faisant tout par vous même, vous trouvez encore du temps pour converser avec notre philosophe Diderot comme si vous étiez désœuvrée.
Je n’ai jamais eu la consolation de voir cet homme unique. Il est la seconde personne de ce monde avec qui j’aurais voulu m’entretenir. Il me parlerait de votre majesté. Majesté! ce n’est pas cela que je veux dire, c’est de votre supériorité sur les autresêtres pensants; car je compte les autres êtres pour rien. Je vous demande donc, madame, votre protection auprès de lui. Ne peut il pas se détourner d’une cinquantaine de verstes pour venir me prolonger la vie en me contant ce qu’il a vu et entendu à Petersbourg?
S’il ne vient pas sur le bord du lac de Genève, j’irai moi, me faire enterrer sur le bord du lac Ladoga. Il faut que je voie votre nouvelle création. Je suis las de toutes les autres.
Je me mets à vos pieds avec adoration de latrie.
V.