1755-09-19, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.
Oui ma muse est trop libertine,
Elle a trop changé d'horison,
Elle a voiagé sans raison
Du Pérou jusques à la Chine.
Je n'ay jamais pu limiter
L'essor de cette vagabonde.
J'ay plus mal fait de L'imiter,
J'ai comme elle couru le monde.
Les girouettes ne tournent plus,
Lors que la rouille les arréte:
Après cent travaux superflus
Il en est ainsi de ma tête.
Je suis fixé; je suis lié:
Mais par la plus tendre amitié
Mais dans l'heureuse indépendance,
Dans la tranquille jouissance
De la fortune et de la paix,
Ne pouvant regretter la France;
Et vous regrettant à jamais.

Voilà à peu près mon sort mon cher et ancien ami, je ne lui pardonne pas de nous avoir presque toujours séparez, et je suis très affligé si nous avons l'air d'être heureux si loin l'un de l'autre, vous sur les bords de la Seine, et moy sur ceux de mon lac. J'ay renoncé de grand cœur à touttes les illusions de la vie mais non pas aux consolations solides qu'on ne trouve qu'avec ses anciens amis. Madame Denis me fait bien sentir combien cette consolation est nécessaire. Elle s'est consacrée à me tenir compagnie dans ma retraitte. Sans elle mon jardin serait pour moy un vilain désert, et l'aspect admirable de ma maison perdrait toutte sa beauté. J'ay été absolument insensible à ce succez passager de la tragédie dont vous me parlez. Peutêtre cette insensibilité vient de l'éloignement des lieux. On n'est guères touché d'un applaudissement dont le bruit vient àpeine jusqu'à nous, et on voit seulement les défauts de son ouvrage qu'on a sous les yeux. Je sens tout ce qui manque à la pièce et je me dis solve senescentem. Je me le dis aujourdui, et peutêtre demain je serai assez fou pour recommencer. Qui peut répondre de soy? Je ne réponds bien positivement que de la sincère et inviolable amitié qui m'attache à vous pour toutte ma vie.

V.