1778-01-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet.

Mon philosophe universel dont les lumières m'étonnent, et dont l'amitié m'est de jour en jour plus chère, je suis affligé et honteux d'avoir été d'un autre avis que vous sur l'adorable Fenelon, et sur la dernière tentative d'un vieillard de quatre vingt quatre ans.
J'avais cru sur la foi de quelques pleurs que j'ai vu répandre à des personnes qui savent lire, et qui savent se passioner sans chercher la passion, que si cette esquisse était avec le temps bien peinte et bien coloriée, elle pourrait produire à Paris un éffet heureux. Je m'étais imaginé qu'il n'était pas absolument impossible d'adoucir la rage de certaines gens, et qu'enfin je pourais venir vous embrasser, et avoir la consolation de mourir entre vos bras. Je me suis malheureusement trompé.

Je conviens d'une grande partie des vérités que vous avez la bonté de me dire, et je m'en dis bien d'autres à moi même. Je travaillais à faire un tableau de ce croquis, lorsque vos critiques dictées par l'amitié et par la raison sont venues augmenter mes doutes. On ne fait rien de bon dans les arts d'imagination et de goût, sans le secours d'un ami éclairé.

Je n'entrerai icy dans aucun détail, j'enverrai à Mr D'Argental le résultat de vos réflexions et de mes efforts. Si je suis réduit à me dire solve senescentem, je mourrai entre mes montagnes dans mon inutilité. Mais je mourrai avec un cœur aussi pénétré de vôtre bonté et de vôtre mérite que mon esprit sera incapable de profiter de vos lumières.

Si vous voiez Monsieur d'Argental je vous suplie de lui dire qu'il ne montre le tableau à personne, et qu'il attende les derniers coups de pinceau du trop vieux barbouilleur, qui vous est tendrement attaché, à vous et à vos amis.