1757-03-27, de Voltaire [François Marie Arouet] à François Augustin Paradis de Moncrif.

Mon cher confrère j'ay été enchanté de votre souvenir, et affligé de la bienséance qui empêche le maitre du châtau d'écrire un petit mot.
Mais je conçois qu'il aura été excédé de la multitude des lettres inutiles et embarassantes aux quelles on n'a que des choses vagues à répondre. Il est toujours bon qu'il sache qu'il y a deux espèces de suisses qui l'aiment de tout leur cœur. Tavernier qui avait acheté la terre d'Aubone à quelques lieues de mon hermitage, interrogé par Louis 14, pourquoy il avait choisi une terre en Suisse, répondit comme vous savez, sire j'ay été bien aise d'avoir quelque chose qui ne fût qu'à moy. Je n'ay pas tant voiagé que Tavernier; mais je finis comme luy. Vous avez donc soixante et neuf ans mon cher confrère? qui esce qui ne les a pas à peu près? voicy le temps d'être à soy, et d'achever tranquilement sa carrière, c'est une belle chose que la tranquilité! ouy; mais l'ennuy est de sa connaissance et de sa famille. Pour chasser ce vilain parent, j'ay établi un téâtre à Lausane où nous jouons Zaire, Alzire, l'enfant prodigue, et même des pièces nouvelles. N'allez pas croire que ce soient des pièces et des acteurs suisses. J'ay fait pleurer, moy bon homme Lusignan, un parterre très bien choisi, et je souhaitte que les Clairons et les Gossins jouent comme me Denis. Il n'y a dans Lausane que des familles françaises, des mœurs françaises, du goust français; baucoup de noblesse, de très bonnes maisons dans une très vilaine ville. Nous n'avons de suisse que la cordialité. C'est l'âge d'or avec les agrémens du siècle de fer. Je suis histrion les hivers à Lausane, et j'y réussis dans les rôles de vieillard. Je suis jardinier au printemps à mes Délices près de Geneve dans un climat plus méridional que le vôtre. Je vois de mon lit le lac, le Rône et une autre rivière. Avez vous mon cher confrère un plus bel aspect, avez vous des tulippes au mois de mars? avec cela on barbouille de la philosofie et de l'histoire, on se moque des sottises du genre humain, et de la charlatanerie de vos phisiciens qui croient avoir mesuré la terre, et de ceux qui passent pour des hommes profonds par ce qu'ils ont dit qu'on fait des anguilles avec de la pâte aigre. On plaint ce pauvre genre humain qui s'égorge dans notre continent àpropos de quelques arpents de glace en Canada, on est libre comme l'air depuis le matin jusqu'au soir, mes vergers et mes vignes et moy nous ne devons rien à personne, c'est encor là ce que je voulais, mais je voudrais aussi être moins éloigné de vous. C'est dommage que le pays de Vaud ne touche pas à la Touraine. Adieu Titon et l'Aurore, avez vous gagné vos 69 ans au métier de Titon?

Je vous embrasse tendrement.

le suisse V.