aux Délices 9 aoust [1757]
Quand on a débauché quelqu'un, monsieur, il est bien juste d'avoir quelque bienveillance pour luy.
Vous m'en deviez un peu, puisque c'est vous qui m'avez fait suisse. Vous savez bien que ny Fanime ny le bon homme Lusignan n'auraient pas pris une maison à Lausane s'ils n'avaient pas eu le bonheur de vivre avec vous et avec votre aimable famille. Vous nous avez donné nos lettres de naturalité. Nous nous sommes trouvez dans Paris grâce à vous et aux vôtres. Je ne suis plus fait pour les plaisirs, mais je sens combien votre société en donne. J'attends aujourduy dans mon petit hermitage Monsr et me la marquise de Gentil. C'est ce soir qu'il méritera le nom des Délices. Que ne pui-je avoir l'honneur de vous y posséder! Mais vous ne nous donnez que les hivers; et vous servez une princesse qui mérite qu'on luy donne touttes ses journées.
Je suis très affligé de la mort de ce vray philosophe Kœnig dont j'ay été le martir. Je mourrai dans l'opinion qu'il avait raison et qu'il fut très indignement traitté par l'académie de Berlin ou plustôt par le charlatan tirannique, président de cette académie. Il fallait bien que je vinsse habiter un pays libre puisque j'ay été le deffenseur et la victime de la liberté.
Tout tranquile que je suis, et tout philosophe que je veux être, je vous avoue que je ne peux m'empécher de m'intéresser à la tragédie qui se joue en Allemagne. Voilà baucoup de grands acteurs sur la scène. J'en ay vus quelques uns de fort près, et ma curiosité est très pardonable.
Je ne me flattais pas que Mg le duc Louis de Brunswik daignât se souvenir de moy. Je luy ay fait ma cour à Bruxelles il y a bien longtemps. C'est à vous monsieur que je dois ses bontez et celles de Monsieur d'Affri. Vous étiez accusez autrefois, vous autres messieurs les suisses, de n'aimer que la guerre; en voicy un à qui les provinces unies devront la paix. Il ne pouvait leur rendre un plus grand service.
Savez vous bien que les genevois se forment? Ils ont une comédie; non pas à la vérité dans leur sérieuse ville, mais aux portes. Ils laissent prendre les dehors; et bientôt ils capituleront. La trouppe est bonne, mais en vérité elle ne vaut pas la vôtre.
Nous espérons boire ce soir à votre santé avec Made votre sœur et Monsieur le marquis de Gentil. Nous avons eu icy mr votre frère. Je compte voir plus d'une fois mr votre fils quand on l'inoculera. Il a du courage comme vous. Il est fait pour se présenter de bonne grâce au danger. Sa santé m'a paru fortifiée. Madame d'Hermenches sera probablement à Geneve pendant l'inoculation, nous serons à ses ordres à tous les moments.
Adieu monsieur, made Denis vous fait mille compliments, vous connaissez le tendre et respectueux attachement du bonhomme
Lusignan