1757-03-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Élisabeth de Dompierre de Fontaine, marquise de Florian.

Le bonhomme Lusignan dit les choses les plus tendres à madame de Fontaine et consorts.
Il est devenu à présent le bonhomme Euphémon dans l'Enfant prodigue: c'est un vieillard qui aime toujours la bonne compagnie; jugez s'il vous chérit.

Je suis impatient de savoir si votre aimable secrétaire est enfin venu à bout, avec m. de Paulmi, d'une affaire qui était si difficile à m. d'Argenson. Il est arrivé souvent qu'on a été négligé par ceux à qui on était attaché, et qu'on réussit auprès de ceux dont on devait moins attendre. Je m'intéresse aussi aux petits chariots: c'est une chose qui certainement peut produire de grands avantages. Mais comment faire de tels préparatifs secrétement? Tout ce qui est nouveau rebute le ministère; et cette invention nouvelle devient inutile dès qu'elle est sue.

Est il bien sûr enfin qu'on a fait partir cinquante mille hommes, qu'on va faire une guerre très vive au dehors, et que les affaires s'accommodent au dedans? Pour nous pauvres suisses nous ne songeons qu'à des plaisirs tranquilles. On croit chez les badauds de Paris que toute la Suisse est un pays sauvage: on serait bien étonné si on voyait jouer Zaïre à Lausanne mieux qu'on ne la joue à Paris. On serait plus surpris encore de voir deux cents spectateurs aussi bons juges qu'il y en ait en Europe. Il y a dans mon petit pays roman, car c'est son nom, beaucoup d'esprit, beaucoup de raison, point de cabales, point d'intrigues pour persécuter ceux qui rendent service aux belles lettres. Nous sommes libres, et nous n'abusons point de notre liberté; les tribunaux ne cessent point de rendre justice; il n'y a ni margouillistes, ni convulsionnaires, ni de Pierre Damiens. Notre climat vaut mieux que le vôtre, nous avons plus longtemps de beaux jours. Il n'y a que de très méchant vin autour de Paris, et nos coteaux en produisent d'excellent. Nous avons mangé, l'automne et l'hiver des gelinotes et des grianaux que vous ne connaissez guère. Cependant, ma chère nièce, je vous regrette de tout mon cœur. Portez vous bien et aimez moi.