1757-03-03, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange on peut mal servir madelle Clairon sans la ratter absolument; on peut être de communi martirum sans être des frigidis et maleficiatis.
Ce sera à peu près le rôle que je jouerai avec elle. Je luy donnerai quand vous voudrez cette Zulime bien changée et sous un autre nom. Vous déciderez du temps le plus favorable, quand vous serez quitte de la mauvaise tragédie de Pierre Damien, quand les querelles qui anéantissent le goust des arts seront appaisées, quand Paris respirera.

Pour l'autre pièce ce n'est pas une affaire prête. Il ne faut pas d'ailleurs être toujours ce Voltaire qui livre sur livre incessamment desserre.

Si on ne souhaitte pas ma personne, je veux au moins qu'on souhaitte mes ouvrages.

Béni soit dieu qui vous donne la persévérance dans le goust des beaux arts et surtout du tripot de la comédie, tandis qu'on n'entend parler que des querelles des parlements et des prêtres; qu'on ne rend point la justice; que la secte des margouillistes fait de petits progrès, et qu'on assassine des rois. Vous m'aprouverez de passer mes hivers dans un petit pays où on ne vit que pour son plaisir et où Zaïre a été mieux jouée, à tout prendre, qu'à Paris. J'ay fait couler des larmes de tous les yeux suisses. Made Denis n'a pas les beaux yeux de Gaussin mais elle joue infiniment mieux qu'elle. On vient de trente lieues pour nous entendre. Nous mangeons des gelinotes, des cocs de bruière, des truittes de vingt livres, et dès que les arbres auront remis leur livrée verte, nous allons à cet hermitage des Délices qui mérite son nom. Ne sommes nous pas fort à plaindre? Oui mon cher et respectable ami, nous le sommes, puisque nous vivons loin de vous.

J'ay une extrême curiosité de savoir si on envoie cent mille hommes en Allemagne, mais vous ne vous en souciez guères, et vous ne m'en direz rien. J'aimerais encor mieux que votre parlement se mit à rendre enfin la justice et me fît payer de cinquante mille francs dont ce fat de Bernard fils de Samuel Bernard, et fat de dix milions, m'a fait banqueroute en mourant. Adieu mon divin ange, jugez Damien, et portez vous bie[n].