1757-02-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Mon cher et ancien ami je souhaitte que le fatras dont je vous ay surchargé vous amuse.
J'ay vu un temps où vous n'aimiez guères l'histoire. Ce n'est après tout qu'un ramas de tracasseries qu'on fait aux morts. Mais à propos de Pierre Damien lisez le chapitre de Henri quatre. On peut prendre et laisser le livre quand on veut. Les titres courants sont au haut des pages. Cela soulage le lecteur, il lit ce qui l'intéresse, et laisse le reste. Notre ami le grand abbé a t'il reçu son exemplaire? Mais a t'on le temps de lire au milieu des belles choses dont Paris retentit chaque jour? Pierre Damien, bâtard de Ravaillac, et ses consorts, et les lettres au dauphin, et les poisons, et les exils, et le remu ménage, et la guerre, et les vaissaux de la compagnie des Indes qu'on nous gobe, tout cela absorbe l'attention. Les horreurs présentes ne donnent pas le temps de lire les horreurs passées.

J'ay tendrement regretté le marquis Dargenson, notre vieux camarade. Il était philosophe et on l'appellait à Versailles d'Argenson la bête. Je plains davantage la chèvre s'il est vray qu'on l'envoie brouter en Poitou. Les fleurs et les fruits de la cour étaient faits pour elle.

Qui m'aurait dit mon ami que je serais dans une retraitte plus agréable que ce ministre? Ma situation des Délices est fort au dessus de celle des Ormes. Je passe l'hiver dans une autre retraitte auprès d'une ville où il y a de l'esprit et du plaisir. Nous jouons Zaire, madame Denis fait Zaire, et mieux que Gaussin. Je fais Lusignan, le rôle me convient, et on pleure. Ensuitte on soupe chez moy, nous avons un excellent cuisinier. Personne n'exige que je fasse de visites, on a pitié de ma mauvaise santé. J'ay tout mon temps à moy. Je suis aussi heureux qu'on peut l'être quand on digère mal. En vérité cela vaut bien le sort d'un secrétaire d'Etat qu'on renvoye. Beatus ille qui procul negociis. La liberté, la tranquilité, l'abondance de tout, et madame Denis, voylà de quoy ne regretter que vous.

Le Roy de Prusse m'a écrit une lettre très tendre. L'impératrice de Russie veut que j'aille à Petersbourg écrire l'histoire de Pierre son père, mais je resterai aux Délices et à Monrion. Je ne veux ny roy ny autocratrice. J'en ay tâté, cela suffit. Les amis et la philosofie valent mieux, mais il est triste d'être si loin de vous.

Voilà Fontenelle mort, c'est une place vacante dans votre cœur, il me la faut.

Vale et me ama.

le Suisse V.