1772-09-27, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louise Suzanne Necker.

Madame,

A propos de mademoiselle Camp dont vous me faittes l’honneur de me parler, peutètre ne serait il pas impossible de mettre à profit l’attendrissement universel qu’elle a excité, peutêtre des hommes principaux ne s’éloigneraient ils pas de proposer le renouvellement de l’arrest du conseil du 15 septembre 1685 qui permit de se marier légalement devant le juge du lieu.
Des personnes de la plus grande considération ont approuvé cette idée. Peutêtre enfin seriez vous plus capable que personne de la faire réussir. Je ne vois les choses qu’à travers des lunettes de cent lieues. Vous les voiez de près et avec des yeux excellents et qui sont aussi beaux que bons. Les miens sont bien vieux et sont privés de la vue tous les hivers. Il me reste à peine des oreilles pour vous entendre. Voilà mon état, jugez si je ne dois pas dire comme le bonhomme Lusignan,

Mais à revoir Paris je ne dois plus prétendre.

Je vous demander pardon de citer mes vers. Mais le Kain qui les joue, et qui les fait trop valoir, me servira d’excuse. Je l’ai trouvé supérieur à luy même. Ce n’est pas moy assurément qui ait fait mes tragédies, c’est lui. Nous avons grâce à ses soins une trouppe à Chatelaine qui égale celle de Paris, et qui nous a fait sentir des choses dont on ne se doutait pas à Geneve.

Hélas madame que ferais-je à Paris? L’abbé de Caveirac y est. Cela ne suffit il pas? Il a fait un si beau panégirique de la révocation de l’édit de Nantes! La Baumelle y est aussi. Ces grands hommes sont la gloire de la France. Il n’en faut pas trop. La multitude se nuirait. Je défriche des terrains qui étaient incultes depuis cette révocation si heureuse. Je bâtis des maisons. J’établis des colonies et des manufactures. Je tâche d’être utile dans mon obscurité. Je me tiens trop récompensé madame par tout ce que vous avez la bonté de me dire, et par le petit secret que vous daignez me confier sur la statue. Je n’en abuserai pas; mais comptez que je sens jusqu’au fond de mon coeur tout ce que je vous dois. Je vous assure que je suis très fâché de mourir sans vous revoir, mais je vous aime comme si j’avais le bonheur de vous voir tous les jours.

J’en dis autant à monsieur Necre. Conservez tout deux vos bontés pour le vieux malade de Ferney.

V.