31e Juillet 1772
Je vous avais dit, Madame, que je n’aurais jamais l’honneur de vous écrire pour vous faire de vains compliments, et que je ne m’adresserais à vous que pour éxercer vôtre humeur bienfesante; je vous tiens parole.
Il s’agit de favoriser les blondes. Je ne sais si vous n’aimeriez pas mieux protèger des blondins; mais il n’est question icy ni de belles Dames, ni de beaux garçons; et je ne vous demande vôtre protection qu’auprès de la marchande qui soutient seule l’honneur de la France, aiant succédé à Made Duchap.
Vous avez vu cette belle blonde façon de dentelle de Bruxelles qui a été faitte dans nôtre village. L’ouvrière qui a fait ce chef d’œuvre est prête d’en faire autant, et en aussi grand nombre qu’on voudra, et à très bon marché pour l’ancienne boutique du Chap. Elle prendra une douzaine d’ouvrières avec elle s’il le faut, et nous vous aurons l’obligation d’une nouvelle manufacture. Vous nous avez porté bonheur, Madame; nôtre colonie augmente, nos manufactures se perfectionnent. Je suis encor obligé de bâtir de nouvelles maisons. Si le ministère voulait un peu nous encourager et me rendre dumoins ce qu’il m’a pris, Ferney pourait devenir un jour une ville opulente. Ce sera une assez plaisante époque dans l’histoire de ma vie qu’on m’ait saisi mon bien de patrimoine entre les mains de Mr De La Borde et de Mr Magon, tandis que j’emploiais ce bien sans aucun intérêt, à défricher des champs incultes, à procurer de l’eau aux habitans, à leur donner de quoi ensemencer leurs terres, à établir six manufactures, et à introduire l’abondance dans le séjour de la plus horrible misère. Mais je me consolerai si vous favorisez nos blondes, et si vous daignez faire connaître à l’héritière de Made Duchap qu’il y va de son intérêt et de sa gloire de s’allier avec nous.
Quand vous reviendrez, Madame, aux états de Bourgogne, si vous daignez vous souvenir encor de Ferney, nous vous baignerons dans une belle cuve de marbre, et nous aurons un petit cheval pour vous promener, afin que vous ne soiez plus sur un genevois. Tout ce que je crains c’est d’être mort quand vous reviendrez en Bourgogne. Vôtre écuier Racle a pensé mourir ces jours cy, et je pense qu’il finira comme moi par mourir de faim, car Mr L’abbé Terray qui m’a tout pris, ne lui donne rien, dumoins jusqu’à présent. Il faut espérer que tout ira mieux dans ce meilleur des mondes possibles. Je me flatte que tout ira toujours bien pour vous; que vous ne manquerez ni de perdrix, ni de plaisirs. Vous ne manqueriez pas de vers ennuieux si je savais comment vous faire tenir systêmes, cabales etca avec des notes très instructives.
En attendant, recevez, Madame, mon très tendre respect.
Le vieux malade de Ferney