1770-04-25, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange, on m'avait mandé que Lekain était mort; passe pour moi qui ai comme vous savez, soixante et dix-sept ans, et qui n'en peux plus; mais il faut que le Kain vive, et qu'il fasse vivre mes enfants.
Permettez que je vous adresse ma lettre pour lui.

Il me semble que les ciseaux de mr l'abbé Terray sont encore plus tranchants que ceux de la Parque. Ce diable d'homme en deux coups me dépouille de tout le bien que j'ai en France.

Je ne sais si vous avez vu mylord Cramer, ambassadeur de la république de Genêve; et si en qualité de mon libraire, il a fait, comme on dit, une grande impression à Versailles? N'allez vous pas les mardis dans ce pays là?

Je vous demande très instamment une grâce auprès des puissances: c'est de gronder beaucoup made la duchesse de Choiseul, et même s'il le faut mr son mari, et par dessus le marché mr de la Ponce son secrétaire.

J'ai recueilli chez moi des horlogers français établis ci-devant à Genêve. J'ai rendu une cinquantaine de familles à la patrie; j'ai établi une manufacture de montres. J'ai prêté de l'argent à tous ces ouvriers pour les aider à travailler; ils ont en six semaines de temps rempli de montres une boîte pour Cadix. J'ai pris la liberté de l'envoyer à mr le duc de Choiseul comme un essai de ce qu'on pouvait faire dans sa nouvelle colonie. J'ai écrit la lettre la plus pressante à made la duchesse de Choiseul, et une autre non moins vive à m. de la Ponce. Si on ne me répond point, vous sentez bien qu'on ne survit point à ces outrages là quand on est attaqué de la poitrine au milieu des neiges à la fin d'avril.

Si on ne favorise pas ma manufacture de toutes ses forces il est certain que je n'ai pas huit jours à vivre. Il n'est pas juste que quand mr l'abbé Terray m'assassine à droite mr de Choiseul m'égorge à gauche. En vérité sans st Billard et st Grizel qui font mourir de rire, je crois que je mourrais de douleur.

Mettez vous donc en fureur contre made la duchesse de Choiseul. On dit qu'elle est emportée comme vous dans la conversation, qu'elle n'a ni finesse ni agrément, c'est précisément ce qu'il vous faut.

Comment se porte made d'Argental? Vous n'avez pas nos neiges, mais vous avez dit-on de la pluie et du froid.

Les solitaires de Ferney sont à vous plus que jamais.

Lisez s'il vous plaît cette réponse au frère de Fréron, et si vous la trouvez bien, ayez la bonté de la faire mettre à la poste. Je crois qu'il faut affranchir pour Londres.

Je vous demande bien pardon de tant de peines; mais quand il s'agit de Fréron, il n'y a rien qu'on ne fasse.

Point du tout, ce pauvre diable accusé par son beau-frère Fréron d'avoir cabalé à Rennes, est actuellement en Espagne. Dieu veuille délivrer la France de son cher beau-frère, et qu'il soit assisté en place de Grève par l'abbé Grizel!

V.