1770-05-16, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange, je me hâte de vous remercier de votre lettre du 10 mai.
Je vous enverrai la copie de la lettre du beau-frère de Martin Fréron dès que je l'aurai retrouvée dans le tas de paperasses que je mets en ordre. Cela vous mettra entièrement au fait. Il est bon de rendre justice aux gens qui honorent le siècle et l'humanité.

Je suis bien fâché que les prémices de ma manufacture ne puissent être acceptées. J'avais envoyé à made la duchesse de Choiseul une petite boite de six montres charmantes et qui coûtent très peu. Ce serait d'assez jolis présents à faire à des artistes qui auraient servi aux fêtes. La plus chère est de quarantesix louis, et la moindre est de douze. Tout cela coûterait le double à Paris. J'aurais voulu surtout que le roi eût vu les montres qui sont ornées de son portrait en émail et de celui de monseigneur le dauphin. Je suis persuadé qu'il aurait été surpris et bien aise de voir que dans un de ses plus chétifs villages on eût pu faire en aussi peu de temps des ouvrages si parfaits. Mais le voyage de made la duchesse de Choiseul à Chanteloup dérange toutes mes idées. Elle va aussi prendre soin de ses manufactures. C'est une philosophe pas plus haute qu'une pinte et dont l'esprit me paraît furieusement au dessus de sa taille.

Je songe comme vous à melle le Couvreur Daudet; je frémis de l'envoyer en Russie. Mais qu'en faire? A-t-elle au moins quatre ou cinq cents livres de rente? Voilà ce que je voudrais savoir. J'aimerais mieux établir une manufacture de filles qu'une de montres; mais la chose est faite, je suis embarqué. Votre prince donne un plus bel exemple; il établit une manufacture de comédies. Il faut que m. le duc d'Aumont en fasse une d'acteurs. Cela devient impossible, on ne joue plus que des opéras comiques dans les provinces. Il faut que tout tombe quand tout s'est élevé: c'est la loi de la nature.

Vous êtes tout étonné, mon cher ange, que je me vante de 77 ans, au lieu de soixante et seize; est ce que vous ne voyez pas que parmi les fanatiques même il y a des gens qui ne persécuteront pas un octogénaire, et qui pileraient, s'ils pouvaient, un septuagénaire dans un bénitier?

J'ai pensé comme vous sur frère Ganganelli, dès que j'ai vu qu'il ne faisait point de sottises.

N'allez vous pas à Compiègne? attendez vous à faire vos compliments à Versailles?

Voudriez vous bien faire parvenir à m. le duc d'Aumont ma respectueuse reconnaissance de toutes les bontés qu'il me témoigne?

Je me doutais bien que made d'Argental se porterait mieux au mois de mai, mais c'est l'hiver, le fatal hiver qui me désespère. J'en éprouve encore d'horribles coups de queue. Une maudite montagne couverte de neige fait le malheur de ma vie.

Made Denis et moi nous vous renouvelons à tous deux le plus tendre attachement qui fut jamais.

V.