1770-11-18, de Charles Augustin Feriol, comte d'Argental à Voltaire [François Marie Arouet].

Il est vray mon cher ami, que votre silence a été bien long et bien rigoureux.
Vos excuses m’affligent mais je ne sçaurais les trouver suffisantes. Lors que vous êtes malade il faut me faire mander de vos nouvelles, quand vous éprouvés des malheurs, vous devés les confier à un ami qui depuis plus de cinquante ans sçait partager vos peines. Vous voulés quelque fois justifier la providence. Comment peut elle se tirer des tremblements de terre, des ouragans, des insectes au morale et au phisique? Les contradictions sont inséparables des nouveaux établissements, mais la parole des ministres devroit être sacrée surtout lorsqu’elle a été munie du sceau de l’enregistrement. Il est incroyable que non seulement on ne paye pas les arrérages des 160 millions mais qu’on ne se mette pas en état de passer les contracts de constitution. Si c’étoit une consolation d’avoir des compagnons d’infortune vous en trouveriés beaucoup. On ne m’ôte pas de fonds attendu que je n’en ai point mais on me prive de mon revenu et ce qui me peine davantage est de connoitre votre embaras et de ne pouvoir dans ce moment m’acquitter de ce que vous m’avés pretté si généreusement.

Quand à melle Daudet je sçais que vous n’êtes pas dans le cas de lui donner un asile, quoi que je sache par sa correspondance et par les témoignages qu’on m’en a rendu que sa société vous seroit très agréable, mais vous ne me parlés plus du projet de l’envoyer en Russie. S’il subsiste il seroit bien de prévenir l’hiver et assurément la souveraine comblée de gloire et de satisfaction ne peut manquer de bien recevoir une personne annoncée par vous et en quelque sorte présentée de votre main. Je vous dirai une nouvelle capable de vous intéreser. La paix est faite avec Tunis et à moins que mr de Praslin n’ait changé d’avis, ce que je ne crois pas, il en résultera le débit de quelqu’une de vos montres. J’espère aussi qu’on aura stipulé la restitution des vols et par conséquent celui des diamants de votre négociant.

L’assemblée du clergé est finie mais elle tient encor. Mr Seguier fait des réquisitoires qu’on favorise et qu’on imprime malgré la parlement. Il se croit insulté dans le discours de mr Thomas et il empêche qu’il ne paroisse. Le depositaire ne viendroit pas bien dans ces circonstances. D’ailleurs il faut aujourd’hui un passeport pour les pièces vraiement comiques. Nous sommes d’avis par ces raisons de le remettre au carnaval, tems où c’est une espèce de devoir de se réjouir. Mais il faudroit nous donner Sophonisbe pour la rentrée de le Kain. Je vous réponds d’un très grand succês. Je vous réitère ma demande pour de très petites corrections que je crois nécessaires et qui ne vous coûteront pas une matinée. On trouve le 5ème acte furieusement court. Il m’est venu une idée pour le nourir davantage. Si vous le voulés je vous la proposerai telle qu’elle est, et avec la modestie qui me convient de toute façon. N’allés pas croire mon cher ami que notre vie aille jusqu’au délicieux. Il faudroit pour cela une meilleure santé, un peu d’aisance et surtout vivre avec un ami qui nous est bien cher, il y auroit à vous de l’ingratitude à ne le pas deviner.