10e 7bre 1770
Mon cher ange, j'ai passé bien du tems sans vous écrire; je n'avais que mes petits désastres à vous mander: des ouragans qui m'ont arraché le fruit de douze ans de travail; une assez longue maladie qui voulait m'emporter dans le païs où il n'y a point d'ouragans, et où l'on ne sent pas le moindre vent coulis; des contradictions dans mes établissements auxquels je me suis toujours bien attendu.
La petite fille d'Adrienne Le Couvreur m'a fait entrevoir qu'elle pourait bien aller à Paris, et demeurer chez moi en attendant. Il n'y a rien que je ne fisse pour elle, et je vous prie de l'en assurer, mais je me trouve dans la situation la plus embarassante. Il a fallu fournir aux frais immenses d'une colonie, et ces frais ne seront remboursés qu'à mes héritiers. Je me suis ruiné pour faire quelque bien.
Pendant ce tems là le controlleur général a manqué à la parole qu'il avait donnée au nom du Roi, de paier les arrérages de cent soixante millions dont l'emprunt a été enrégistré au parlement, et nonseulement il a manqué à cette parole, mais il n'a pas fait délivrer depuis six mois les contracts d'acquisition, de sorte que je me trouve avec la plus grande partie de ma fortune comme si j'étais entièrement ruiné. C'est pourtant un dépôt d'argent comptant, un bien de famille, un bien hipotéqué par contract de mariage qu'on m'a pris sans me donner le plus léger dédommagement.
Tant de malheurs venus coup sur coup, surchargés d'une maladie assez considérable, ne m'ont pas trop laissé la liberté d'écrire, et me mettent encor moins en état de faire ce que je voudrais pour la petite fille d'Adrienne. Si j'avais quelque petite ressource au moment où je me trouve, je lui donnerais dumoins un petit entrepôt auprès de made Denis; mais je suis si accablé et si désorienté que je ne puis rien faire.
Je ne vous parle point des deux cent mille francs de Mr Garant, je suis trop en peine des miens, et je n'ai point du tout le nez tourné à la plaisanterie pour le moment présent.
Je vous demande pardon, mon cher ange, de vous écrire une Lettre si triste. Quand vous croirez qu'il sera temps de jouer le dépositaire: donnez moi vos ordres: cela me ragaillardira.
Je me flatte que Madame D'Argental et vous vous jouïssez tout deux d'une bonne santé, et que vous menez une vie charmante. Celà fait ma consolation. Recevez tout deux les assurances de mon tendre et respectueux attachement.
V.