1777-01-17, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis Joseph de Bourbon, prince de Condé.

Monseigneur,

Que Vôtre Altesse Sérénissime daigne agréer mes remerciements comme elle a bien voulu favoriser mes prières.
Quelque petit que soit le païs de Gex il devient considérable puisqu'il est dans vôtre province et sous vôtre protection. Il n'attend que de vos bontés, Monseigneur, la continuation de son éxistance. Je n'ai d'autre intérêt dans cette affaire que celui d'avoir dépensé six cent mille francs à fournir au Roi de nouveaux sujets, et des colons industrieux. C'est auprès de M: L'Intendant de Bourgogne que j'ose demander principalement la faveur de Vôtre Altesse Sérénissime. S'il ne considère que les droits du fisc et les usages établis dans le roiaume, la Colonie est perdue, parce qu'elle est composée d'étrangers, en faveur de qui on a dérogé depuis 1770 aux droits du fisc, et aux règlements ordinaires. On leur fesait la grâce de ne les point inquiéter. Ils étaient oubliés, et ils demandent uniquement à l'être encor jusqu'à ce que le gouvernement ait pris un parti sur cet établissement.

Il serait dur de voir dans un désert, un chétif hameau change en une ville florissante détruit tout à coup par des commis du marc d'or, de la marque des fers et de la marque des cuirs. La pluspart de nos ouvriers, étant des Allemands qui n'entendaient point le français sont partis dans la seule crainte d'être rançonnés. Les autres nous abandonnent tous les jours, et de douze cent pères de famille utiles que j'avais rassemblés, il ne m'en reste pas à présent la moitié.

La seule grâce que je demande aujourd'hui à Mr L'Intendant de vôtre province, est qu'il veuille bien empêcher jusqu'à nouvel ordre que les commis ne viennent par des saisies dissiper ce qui reste d'artistes rassemblés de si loin et à si grands frais. Je prendrais ensuite toutes les mesures que Mr L'Intendant me préscrirait pour conserver ce qui reste de cette malheureuse colonie. Si Vôtre Altesse Sérénissime daignait lui envoier la lettre que j'ai l'honneur de vous écrire vôtre recommandation servirait dumoins à retarder quelque tems nôtre ruine entière; et à l'âge de quatre vingt trois ans je mourrais avec moins de douleur étant consolé par vos bontés.

Je suis avec un profond respect, et une reconnaissance infinie

Monseigneur

De Vôtre Altesse Sérénissime

Le très humble et très obéissant serviteur.