1773-06-28, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Vous aurez incessamment, mon cher ange, une nouvelle édition de la Sophonisbe de Mairet; et si Cramer n’était pas un paresseux trop occupé de son plaisir je vous l’enverrais dès aujourd’hui; mais il faudra que j’attende encore plus de quinze jours, et peut-être un mois.
Mairet est revenu exprès de l’autre monde pour profiter d’une critique très judicieuse et très fine de mr le mal de Richelieu. Il a de bien beaux éclairs quand la rapidité des affaires et des plaisirs lui laisse des moments pour tirer en volant aux choses de littérature et de goût, et pour daigner s’en occuper une minute. Mairet a refait plus de cent vers dans cette pièce qui est la première en date du théâtre français. Il faut qu’il ait l’honneur de rappeler ce Lazare de son tombeau, cela est digne du petit-neveu du cardinal de Richelieu, le tout, s’il vous plaît, sans préjudice de la Crête.

Vous avez bien raison sur Lalli et sur La Barre. Vous varrez incessamment un ouvrage concernant l’Inde et ce Lally. Je le crois curieux, intéressant, hardi et sage, surtout très vrai dans tous ses points; vous en jugerez. Il est très certain qu’un mort n’est bon à rien, que le chevalier de la Barre serait devenu un des meilleurs officiers de France puisqu’il s’appliquait à son métier au milieu des dissipations et des débauches de la jeunesse. Son camarade, le fils du président de Tallonde, est un des meilleurs officiers qu’ait le roi de Prusse. Il en est extrêmement content, car il connaît jusqu’au dernier capitaine de ses armées.

Vous m’offrez vos bons offices, mon cher ange, pour ma colonie. En voici une belle occasion. Un marquis genois nommé Vial ou Viale s’est adressé à un de nos comptoirs, et malheureusemt au plus pauvre, il lui a commandé des montres et des bijoux pour la cour de Maroc. Je me défiais beaucoup des Maroquains et des marquis. Le noble genois Viale n’en a pas usé noblement; il a fait une banqueroute complète et n’a pas daigné seulement répondre aux lettres que mes artistes lui ont écrites. Cette triste aventure retombe entièrement sur moi, et elle n’est pas la seule. Je ne suis point marquis, mais j’ai bâti des maisons pour toutes mes fabriques, et je leur ai avancé des sommes considérables, sans être secouru d’un denier par le ministère; j’ai vaincu cent obstacles, j’ai tout fait, j’ai tout combattu, et je combats encore. Vous connaissez mr l’envoyé de Gênes, il est votre ami. Les artistes auxquels le marquis a fait banqueroute, s’appellent Servand et Boursault. Ce sont deux très honnêtes gens, il sont pères de famille, ils méritent votre protection.

J’ai écrit à mr Boyer, ministre du roi à Genes. Je n’ose fatiguer mr le duc D’Aiguillon de cette affaire particulière, il est assez occupé de celles du nord, mais je voudrais savoir quel est le premier commis qui a la correspondance de Genes; je lui demanderais une recommandation auprès de mr Boyer, et je lui enverrais un mémoire détaillé sur cette banqueroute qui est certainement frauduleuse.

Je vous jure que la santé de mad. Dargental m’intéresse plus que cette banqueroute. Cela est tout simple. La santé est préférable à des montres et à des diamants. Je mourrai bientôt, mais je travaille jusqu’au dernier moment; je fais des vers et de la prose bien ou mal; je bâtis une espèce de ville florissante où il n’y avait qu’un hameau abominable; je sème du blé dans des terres qui n’avaient point été cultivées depuis la création; je fais travailler trois cent artistes; je suis persécuté et honni; je vous aime très tendrement, voilà un compte exact de mon existence.

V.