1773-07-07, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Le gros La Borde m'aporte une Lettre de mon héros.
Il va en Italie, comme vous savez, tandis que moi misérable je suis dans mon lit fort peu en état d'aller en France.

Vous m'aprenez la jolie niche que vous vouliez me faire. Vous pensez bien, Monseigneur, que je la trouve charmante, attrapez moi toujours de même. Mon cœur est bien sensible à cette bonne plaisanterie. J'ai bien peur que ce ne soit donner des gouttes d'Angleterre à un homme qui est mort. Je ressemble un peu au Lazare, à qui vous avez dit, Viens-t'en dehors; mais je vois qu'on ne ressuscite plus, le bon temps est passé, et c'est bien dommage.

Après avoir remercié mon protecteur du fond de mon âme, je vais parler à Monsieur le Doien. Il ne se souvient plus de m'avoir donné un très bon conseil, très judicieux, très fin, très digne de Monsieur le Doien. C'était pour la Sophonisbe de Mairet, c'était pour la fin du 4e acte. Je crois avoir éxécuté pleinement ce que vous m'avez prescrit. J'ai tâché d'ailleurs de garnir d'un peu d'embonpoint ce squelette de Mairet, je l'ay retravaillé de la tête aux pieds; je le fais réimprimer, et dès qu'il sera sorti de la presse je l'enverrai à Monsieur le Doien et à Monsieur le premier gentilhomme de la chambre. Ce premier monument de la scène française mérite assurément d'être rajeuni. C'est le premier ouvrage où les trois unités aient été observées. Corneille ne les connaissait pas encore, et c'est une obligation que nous avons à Monsieur le Cardinal de Richelieu. La pièce même de Mairet était beaucoup plus intéressante que la Sophonisbe de Corneille, bien plus naturelle, et bien plus tragique. Elle était plus correctement écrite quoi qu'antérieure de près de quarante ans; et si elle n'avait pas été entièrement infectée d'une familiarité comique, souvent poussée justqu'à la bassesse, elle se serait soutenue toujours au théâtre.

Je pense donc, et j'ose dire que je pense avec mon héros, qu'en donnant à la Sophonisbe un ton plus noble, on peut la ressusciter pour jamais. Il fera ce miracle quand il le voudra et quand il le poura. J'aurai l'honneur de lui envoier quelques éxemplaires de la ressuscitée, et je le suplierai d'en faire parvenir un à Le Kain afin qu'il aprenne son rolle de Massinisse, suposé que Monsieur le Doien soit content de l'ouvrage.

Je n'ose lui parler de Minos et de la Crête, parce que je sais qu'il ne faut courir ni deux lièvres ni deux Tragédies à la fois, et surtout qu'il ne faut point fatiguer son héros qui a autre chose à faire qu'à écouter mes ballivernes.

NB: une très belle Dame de vôtre connaissance et qui par son portrait me parait ce que j'ai jamais vue de plus beau, a chargé La Borde de m'embrasser des deux côtés, à ce qu'il prétend. Je lui en ai témoigné ma reconnaissance par une Lettre un peu insolente qu'elle pourait vous montrer avant de la jetter au feu.

Pardonnez à la longueur de celle que je vous écris en faveur de ma bavarde vieillesse et de mon tendre et profond respect.