16e Xbre 1777
Messieurs mes anges, il ne faut qu'une critique vraisemblable, faite par un homme d'esprit et imposant pour séduire quelquefois les esprits les plus éclairés, et les cœurs les plus sensibles.
Nous sommes tous dans notre retraite d'un avis absolument contraire au vôtre. Soyez juge entre vous et nous. On pense ici unanimement que si Aléxis n'était pas coupable Irène ne serait qu'une dévote impertinente qui se tuerait pas piété.
On pense, et il est très vrai, que l'exemple de Massinisse dans la Sophonisbe n'a rien de commun avec Aléxis. Autrefois Sophonisbe réussit en Italie et en France. Ce fut même notre première tragédie régulière; et la Sophonisbe de Mairet l'emporta toujours sur la Sophonisbe de Corneille. Les esprits sont devenus depuis beaucoup plus raffinés, et moins naturels. La Sophonisbe de Mairet quoique corrigée avec le plus grand soin, a déplu à une nation qui ne veut point voir un roi traité comme un esclave par un Romain, obligé par ce Romain de quitter sa femme, et se déshonorant par la mort de cette femme même pour n'être point déshonoré en la voyant traîner en triomphe à la queue de la charrette du vainqueur.
C'est ici tout le contraire. Je vous prie, messieurs les anges, de bien peser cette vérité. Je vous prie de bien sentir que toute la tragédie d'Irène est d'amour, et d'amour effréné. La mort de Nicéphore n'en est que l'occasion, et n'en est point le sujet. Le cœur ne raisonne point, et une critique de réflexion, quelque plausible qu'elle puisse être, ne détruit jamais le sentiment.
Certainement l'amour d'Irène doit faire cent fois plus d'effet, si ce rôle est joué par une actrice passionnée, que l'amour de ma petite Idace, laquelle, au bout du compte, n'est qu'une Agnès tragique. Idace est très honnête; mais Irène est déchirante, ou je suis fort trompé.
Voici des vers qui m'ont paru nécessaires à cette pièce, et qui semblent satisfaire autant qu'il m'est possible, à la critique qui s'est élevée chez vous. Ils se ressentent peut-être de ma vieillesse, et des douleurs qui me tourmentent. Je les ai faits dans mon lit dont je ne sors point, mais, s'ils ne sont pas beaux ils sont du moins raisonnables. J'avoue qu'ils ne détruiront jamais la censure. On dira toujours qu'Aléxis a tort de vouloir épouser Irène immédiatement après avoir tué son mari. Je dirai comme les autres qu'il a grand tort, et que c'est ce tort inexcusable que j'ai voulu mettre sur le théâtre. Je dirai que j'ai voulu peindre un homme enivré de sa passion, et non pas un homme raisonnable.
Il y a dans la pièce un raisonneur, c'est bien assez, et ce raisonneur fait, ce me semble, un assez beau contraste avec le fougueux, l'écervelé, et le tendre Aléxis. C'est une rôle que je voudrais jouer sur mon petit théâtre de campagne, si j'avais vingt-quatre ans, au lieu de quatre-vingt-quatre.
Ce qui est sûr, mon cher ange, c'est que je vous aime dans ma vieillesse comme je vous aimais quand j'étais mineur.
Ma réponse à madame de Chauvelin est que les montres à répétition, boîtes guillochées et gravées encore de couleur, valent ici environ vingt louis, et à Paris trente. On les a au bout d'un mois après l'ordre donné.
V.