Le 14 de janvier [1778]
Mon cher ange, m. de la Harpe m'a mandé qu'on avait lu Irène au tripot.
Je serais bien fâché qu'elle fût représentée dans l'état où elle est; c'est une esquisse qui n'est pas encore digne de vous et de la partie éclairée du public, sans laquelle il n'y a jamais de véritable succès. Je suis honteux d'avoir donné tant de peine à votre aimable secrétaire. Je vais faire transcrire bientôt la pièce entière que je soumettrai en dernier ressort à votre juridiction.
Vous sentez combien il est difficile de nuancer tellement les choses qu'Alexis soit intéressant en étant pourtant un peu coupable, et que Nicéphore ne soit point odieux, afin qu'ils servent l'un et l'autre à augmenter la pitié qu'on doit avoir pour Irène.
Ce mélange de couleurs n'est pas aisé à saisir par un pinceau de quatre-vingt-quatre ans; mais j'ai toujours pensé qu'on pouvait se corriger à tout âge, et que si Mathusalem avait fait des vers médiocres, il aurait dû les refaire à neuf cents ans passés.
Je vous demande en grâce d'être mon ange gardien jusqu'à mon dernier jour; de garder mon esquisse jusqu'à ce que je puisse vous envoyer le tableau. Je vous supplie de ne montrer la pièce à personne. Je me flatte que les comédiens n'en ont point de copie; j'en serais désespéré, et je conjurerais m. de Thibouville de la retirer de leurs mains. Ce serait bien alors qu'il faudrait employer la protection et les ordres de m. le maréchal de Duras.
Soyez sûr que je n'ai travaillé à cet ouvrage, et que je n'y travaille encore, que pour avoir une occasion de venir à Paris jouir, après trente ans d'absence, de la bonté que vous avez de m'aimer toujours: c'est là le véritable dénoûment de la pièce. Il est triste d'être pressé et de n'avoir pas longtemps à vivre. Ce sont deux choses plus difficiles à concilier que les rôles de Nicéphore et d'Alexis.
Sub umbra alarum tuarum plus que jamais. J'en dis autant à m. de Thibouville que je mets dans votre hiérarchie.