1774-01-17, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Je vous remercie infiniment, mon cher ange, de la bonté que vous avez eue pour Laharpe.
C’est une petite goute de beaume versée sur la blessure que je lui fais malgré moi en passant devant lui suposé qu’en éffet cette Sophonisbe de Mairet soit jouée avant les Barmecides. La Harpe m’avait demandé avec beaucoup d’adresse ce petit plaisir que vous lui avez fait. Il m’avait écrit que j’avais un prodigieux crédit auprès du controlleur général, et que je pouvais aisément lui faire obtenir une gratification. J’ai mieux aimé la lui faire que d’user de mon grand crédit, lequel a consisté jusqu’à présent à perdre une somme considérable que Mr le Controlleur général m’a fait l’honneur de me prendre dans ma poche pour le service de la patrie.

Je connais fort L’Epine, horloger du Roi, qui a dans Ferney un établissement, et même à mes dépends; mais je ne connais point Caron Beaumarchais, quoiqu’il m’ait envoié ses très comiques mémoires, dans lesquels il a fouré nôtre ami l’hippopotame, et Baculard le conseiller d’ambassade. Caron est si plaisant, sur les ordinaires de la Dame Goesman, il est si impétueux, si extravagant et si drôle, que je mettrais ma main au feu qu’il n’a jamais empoisonné ses femmes. Les empoisonneurs ne font point poufer de rire; ce sont d’ordinaire des chimistes très sérieux, et très peu amusants; et il faut songer que Beaumarchais n’est pas médecin. D’ailleurs Beaumarchais n’avait nul intérêt à purger si violemment ses femmes, il n’héritait point d’elles et les vingt mille écus dont vous parlez sont l’argent de la dot qu’il rendit à la famille en gardant pour lui tout ce qu’il put, qui n’était pas grand chose. Je crois qu’il est assez aisé à une femme d’empoisonner son mari, et à Monsieur d’empoisonner Madame; il y en a eu des exemples dans les siècles passés; mais Beaumarchais est trop étourdi pour être empoisonneur. C’est un art qui demande une prudence infinie.

Pour la pluspart de vos comédiens de Paris, ce sont des meurtriers qui massacrent mes vers; il n’y a que Lekain qui les fasse vivre.

Vous êtes vous jamais donné la peine de lire la Sophonisbe de Corneille tant louée par st Evremont? C’est à mon gré le plus ridicule ouvrage qui soit jamais sorti du bec inégal de la plume de ce grand homme.

Le temps est fort doux au mont Jura. Je me flatte qu’il en est de même à Paris près de Montmartre; et que la santé de Madame D’Argental va mieux. Jouïssez de la vie, mes deux anges. Je me mets toujours à l’ombre de vos aîles, quoique de bien loin. Vôtre culte est établi à Ferney.