1773-12-30, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange, vôtre Lettre du 19e xbre me confirme dans les soupçons que j’avais depuis longtemps.
Je n’ai point reçu celle que vous m’avez écrite par Mr De Varicourt qui a été très longtemps malade. L’homme dont vous me parlez commence à être connu. Je n’ai autre chose à faire qu’à me taire.

J’ai lu cette pauvre Orphanis, celà est très digne du siècle où nous sommes. Tout me dégoûte du théâtre, et pièces et comédiens. Sans Lekain, il faudrait donner la préférence à Giles sur le théâtre français.

Il ne me reste plus qu’à cultiver mon jardin après avoir couru le monde; mais malheureusement on ne cultive point son jardin pendant l’hiver, et cet hiver est furieusement long entre les Alpes et le mont Jura. Il faut donc mourir sans vous avoir revu et sans vous avoir embrassé.

Je n’ai pour ma consolation qu’un procez très désagréable que me fait un polisson de Genêve au sujet d’une petite terre auprès de Ferney que j’avais achetée de lui pour Made Denis.

Voicy dans mes détresses une autre petite affaire que je confie à vôtre générosité.

Laharpe me parait être dans une situation assez pressante, et je n’ai pas de quoi l’assister, parce que M: Le Duc De Virtemberg ne me paie plus et que Mr De Laleu est considérablement en avance avec moi. Si vous pouviez donner pour moi vingt cinq Louis à Laharpe, vous me feriez un plaisir infini. On dit qu’il a fait une excellente tragédie des Barmecides. L’avez vous vue? en êtes vous aussi content que lui?

Je ne sais s’il sera jamais un grand tragique, mais il est le seul qui ait du goût et du stile; c’est le seul qui donne des espérances, le seul, peut-être qui mérite d’être encouragé, et on le persécute.

Si ces vingt cinq Louis vous gênent mandez le moi hardiment.

J’ai lu tous les mémoires de Beaumarchais, et je ne me suis jamais tant amusé. J’ai peur que ce brillant écervelé n’ait au fond raison contre tout le monde. Que de friponeries, ô ciel! que d’horreurs! que d’avilissement dans la nation! quel désagrément pour le parlement! que mon Caton d’abbé Mignot en est ébourifé! lI vaudrait mieux manger en paix de meilleurs petits pâtés que n’en fesait l’empoisonneur Mignot, qu’il a plu à Messieurs les auteurs des œufs rouges et à Mr Clément, de faire passer pour son grand père. Mr Clément imprime cette belle généalogie dans une des Lettres qu’il me fait l’honneur de m’écrire avec une permission tacite. Encor une fois, nous sommes dans un étrange temps. Dieu soit béni! La tête m’en tourne. Je me mets au milieu de mes frimats sous les aîles de mes anges.

V.