6e janv: 1774
Je veux croire, mon cher ami, pour l’honneur du climat de Paris, que vous n’avez pas le quart des neiges que nous avons à Ferney, et que vous allez tous les jours par un chemin très sec de la Chevrette à la capitale.
Vous allez augmenter vôtre famille. Voilà une belle génération de gentilhommes picards qui se forment. Mes compliments à Madame D’Hornoy et à ses enfans, s’il vous plait.
J’ai plus de correspondance avec les grandes Indes qu’avec Paris. Cependant je ne laisse pas d’être informé quelquefois de ce qui se passe dans vôtre ancienne patrie. On m’a fait parvenir tout ce qui s’est dit, écrit, et fait, dans le drôle de procez que cet intrépide et plaisant Beaumarchais, qui se bat tout seul contre neuf ou dix personnes, qui donne à l’une quelques souflets, à l’autre force coups de pied au cu, qui les jette tous par terre et qui rit à leur nez quand ils sont tombés.
Le barrau est devenu une comédie où l’on bat des mains, où l’on rit, et où l’on sifle.
J’ai été un peu scandalisé de la correspondance et des œufs rouges, dans lesquels on prétend que nous devons manger les meilleurs petits pâtés du monde attendu que vôtre oncle L’abbé Mignot, est, disent-ils, le petit fils de ce fameux pâtissier Mignot dont il est parlé dans Boileau; mais Boileau dit expressément que ce Mignot était un empoisonneur, ce qui fait grand tort à la bonne chère que nous devons faire.
Un polission nommé Clément s’est avisé de répéter cette belle généalogie dans une Lettre critique à moi adressée, et imprimée avec permission tacite, de sorte qu’il est décidé à présent dans Paris, que l’abbé Mignot n’osera plus faire servir de la pâtisserie sur sa table, a moins qu’elle ne soit excellente.
Il semble qu’il y ait un génie malin qui se moque de nous tous, et qui abandonne tout Paris à son sens réprouvé. Celà s’étend aussi dans la banlieue. On m’a envoié de tous côtés le testament de mort des deux dragons qui se sont avisés de mourir comme Caton, après avoir bu bouteille. Mais je trouve ces marauts fort impertinents de m’avoir fouré dans leurs caquets. Je me serais fort bien passé de leurs louanges. Je les suivrai bientôt, ce sera d’une façon toute naturelle. Mes quatre vingt ans, et mes maladies continuelles m’avertissent de faire mon paquet.
Je suis fâché que la nouvelle Madame de Florian soit en train de m’accompagner. Il est difficile qu’elle réchape à la maladie funeste dont elle est attaquée. Elle est condamnée par les médecins de Genêve et de Montpellier malgré les remèdes du charlatan suisse qui connait si bien les maladies et le caractère des gens par une petite bouteille d’urine envoiée par la poste. Ne faittes pas semblant de savoir ce triste arrêt quand vous écrirez à Florian. A peine le sait-il lui même; il faut lui laisser la consolation de l’espérance. Pendant que nous mourons, continuez vôtre belle occupation de repeupler le monde. Faittes nous de gros garçons vertueux comme vous; que la bénédiction de Jacob se répande sur toute vôtre famille, et sur celle de Monsieur et de Madame de Magnanville.
Je vous écris le jour que trois grands Rois aportèrent de l’encens, de la mirrhe et de l’or au divin enfant. Je ne vous en envoie point, parce que je n’en ai point.
On dit que le fermier général La Boissiere avait deux millions en or dans une petite cassette quand il est mort. On n’en trouvera pas tant dans la mienne. Adieu, mon cher ami, bien des compliments à l’accouchée, ou à l’accouchable.