11e janv. 1769, à Ferney
Pardon, pardon, mon très cher et très aimable Résident.
Il y a huit jours que j'aurais dû vous répondre, et un mois que j'aurais dû vous prévenir. Si vous aviez malheureusement mon âge vous trouveriez les choses encor bien plus changées qu'elles ne vous l'ont paru. J'ai bu autrefois la lie d'un vin qui était encor assez bon. Le tonneau nouvellement percé est de Brie. Vôtre principal est prèsque le seul homme qui soutienne l'honneur du païs, et qui joigne la grandeur d'âme à l'esprit et à la guaieté. On me mande que ses ennemis se démènent beaucoup. Tant pis s'ils réussissent. C'est un des plus grands malheurs qui puissent arriver à feue ma patrie.
Vraiment il est vrai que madame sa femme s'est donnée les airs de prétendre être mal à ma cour. Mais j'ai de quoi rabattre son caquet, car je serais homme à lui signifier combien je respecte la vertu douce et sans faste, combien j'aime l'esprit naturel et vrai dans un tems où il y a tant d'esprits faux. Enfin, si je m'y mettais, je la ferais rougir jusqu'au blanc des yeux. Qu'elle ne se joue pas à moi.
Vous ne reviendrez sans doute qu'au printemps, mais j'ai bien peur que vous ne trouviez un printemps fort vilain. Nous avons un hiver si doux qu'il en devient fade. Il faut avoir sa dose de bise chaque année; nous l'aurons malheureusement au mois de may. Vous gêlerez de froid dans le jardin que vous avez si joliment planté. Je me suis promené aujourd'hui dans le mien pendant une heure, et j'avais chaud. Nous serons en fourure à la penetecôte.
On dit que Catau a déjà battu les infidèles; celà leur aprendra à renfermer les femmes. Ces marauts là ne sont bons qu'à être renvoiés au delà de L'Oxus dont ils viennent. Je me m'accoutume point à voir la Grèce gouvernée par des gens qui ne savent ni lire, ni écrire, ni danser, ni chanter. Si la Grèce était libre j'irais mourir à Corinthe, quoi qu'il ne soit pas permis à tout le monde d'y aller. Je déteste également les Turcs et la bise. Pour vôtre Pologne je la plains; c'est pis que jamais.
Adieu, soiez heureux autant que vous méritez de l'être, et conservez moi vos bontés.
V.