1774-04-11, de Voltaire [François Marie Arouet] à David Louis Constant de Rebecque, seigneur d'Hermenches.

L’ange exterminateur est chez nous.
Wagnière & moi nous sommes au lit: je m’y démène comme un Possédé, quand je vois que les Welches de Paris ne veulent pas convenir que l’Epître à Ninon soit du Comte de Shovalo. Monsieur son oncle, qui est dans Paris & qui a fait tirer une trentaine d’exemplaires de ce singulier ouvrage, sait bien ce qui en est: il en a été aussi étonné que moi. Il y a un vers que je n’entends point, qui est probablement une faute d’impression; le reste m’a paru d’une élégance, d’une correction & d’une hardiesse de pinceau, qu’on trouve bien rarement dans nos Feseurs de petits vers galants. J’avoue que c’est un prodige qu’un tel ouvrage nous vienne du soixante & unième degré; mais le Génie, qui est rare par tout, se trouve aussi en tous climats.

Fontenelle avait tort de dire qu’il n’y aurait jamais de Poëtes chez les Nègres. Il y a actuellement une Négresse qui fait de très bons vers anglais. L’Impératrice de Russie, qui est l’antipode des Négresses, écrit en prose aussi bien que son Chambelan en vers; & tous deux m’étonnent également. Ceux qui m’attribuent la Lettre à Ninon sont bien mal avisés. Je ne dirai pas comme Me Deshoulières:

‘Ce n’est pas tant pis pour l’ouvrage,
Quand on dit que nous l’avons fait.’

Mais je ne suis pas assez impertinent pour me donner à moi-même les louanges que Monsieur De Shovalo me prodigue dans son Epître, & qui ne sont pardonables qu’à l’amitié.

Il est aussi faux que Catherine vende ses diamans, qu’il est faux que j’aye taillé ceux qu’on a envoyés de Petersbourg à Ninon. J’ajoute qu’elle se moque très plaisament de M. Pigatschew. On ne sait ce qu’on dit à Paris ni en vers, ni en prose.

Je vous prie, Monsieur, de vouloir bien me faire avoir l’épitre de Mr Dorat, qui ne sera certainement pas tombé dans l’erreur du public.

Le vieux Malade vous embrasse très tendrement.

V.