Ferney 28 Mars 1774
Dessillés donc, Monsieur, les yeux de quelques uns de nos Français, qui ne veulent pas croire qu’un jeune-homme du royaume de Ruric aît fait l’Epître à Ninon.
Les charmes de votre conversation ont dû leur apprendre que l’esprit, le goût & les grâces ne sont point du tout étrangers dans ce pays.
Monsieur votre neveu est accoutumé à plaire en vers comme vous faites en prose. Nous devons lui être bien obligés de l’extrême honneur qu’il fait à notre Langue. Son Epître sera un des plus précieux monumens de notre littérature. J’avoue qu’il est bien rare qu’on fasse de tels vers en Russie: cela n’est pas plus commun à Paris: le bon est rare par tout. Il y a peu de Dames en France qui écrivent comme l’Impératrice. Elle m’a honoré, il n’y a pas longtemps, d’une lettre charmante, où elle se moque plaisament de Mr Pugatchew. Je pense que ce Pugatchew est fort loin de faire des vers français. L’Empereur de la Chine passe pour un très grand poète; mais il n’écrit qu’en chinois. Le Roi de Prusse est bien plus honnête, il fait des vers en notre Langue plus que jamais. Il en a fait sur la Pologne qui sont pleins d’esprit & de gaieté. Le temps de nos anciens Troubadours reparait au fond de l’Europe & de l’Asie. Je voudrais que nos Monarques de l’occident se piquassent un peu d’émulation; que le Pape, par exemple, fit de jolies chansons sur les Jésuites, ou quelque Operacomique sur les Jansenistes; on y courrait comme au Barbier de Seville.
Nous vous regrettons, Monsieur, tous les jours à Ferney. Nous ne savons point, ni vous non plus peutêtre, quand vous retournerés dans votre pays des prodiges. Si j’avais un peu de santé, je viendrais assurément vous faire ma cour sur la route; mais ma vie n’est qu’un tissu de maux, & qu’une agonie continuelle. Ma consolation est de songer à vos bontés. Me Denis vous assure de tous les sentiments que vous êtes accoutumé d’inspirer. La jeune Religieuse ne parle que de vous; elle vous idolâtre; elle croit que le climat de la Russie est plus doux que celui de Naples.
J’ai l’honneur d’être avec le plus tendre respect,
Monsieur
Votre très humble & très obéïssant serviteur
le vieux malade de Ferney V.