1774-04-18, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Baptiste Nicolas de Lisle.

Autant le vieux malade, monsieur, est enchanté de vos bontés et de vos lettres, autant il est affligé de votre incrédulité.
C'est très sérieusement que je vous le dis. Toute la cour de Russie me saurait assurément très mauvais gré si j'avais eu l'impudence de mettre un ouvrage un peu licencieux et un peu téméraire, sous le nom d'un chambellan de l'impératrice et d'un président de la législation. Je serais de plus un faquin très méprisable si je m'étais loué moi même dans cette pièce qu'on m'attribue. Ne me faites pas passer, je vous en prie, pour un malhonnête homme et pour un ridicule. Je ne sais de ces deux réputations laquelle est la plus cruelle. Ne me citez point m. d'Adhémar; il y a très grande apparence qu'il était parti de Pétersbourg avant que le jeune comte de Shovaloff eût fait son Epître à Ninon. Je venais de la recevoir lorsque l'autre comte de Showaloff, son oncle vint chez moi il y a environ un mois. Il la fit imprimer sur le champ à Genève, et en fit tirer une quarantaine d'exemplaires. Il en a gardé l'original. Ce sont des faits qu'il vous sera aisé de constater avec lui quand vous le verrez chez made du Deffant où il va quelquefois.

J'avoue qu'il y a quelque ressemblance entre mon style et celui du jeune poète russe. Il s'exprime très clairement, et ne court point après l'esprit: ce sont mes seules bonnes qualités. J'ai fait des disciples en Prusse et à Pétersbourg, et mes ennemis sont à Paris.

Catherine II me mandait il n'y a pas longtemps qu'il fallait qu'il y eût deux langages en France, celui des beaux esprits et le mien, mais qu'elle n'entendait rien au galimatias du premier.

Je viens dans ma juste colère de faire imprimer à Genève une édition de l' Epître à Ninon. Je vous l'envoie en vous protestant encore de mon innocence et de ma douleur.

On dit que made de Brionne va chez le médecin suisse avec m. le duc de Choiseul; je ne le crois point. Je puis vous certifier par de très tristes exemples que ce médecin des urines n'est pas digne de voir les conduits de l'urine de made de Brionne, et que c'est le plus plat charlatan qui existe. Mais c'est assez qu'il tienne cabaret au haut d'une montagne pour qu'on aille le consulter.

N. B. Votre dernière lettre a été ouverte et mal recachetée. Je ne m'étonne pas qu'on soit curieux de vous lire; mais quand vous voudrez me faire cette faveur, ayez la bonté d'envoyer votre lettre chez Marin quès à co qui me fait tout tenir sûrement.