1774-03-25, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Baptiste Nicolas de Lisle.

 . . . Si on ne veut point croire dans Paris que le jeune comte de Schovalo, chambellan de l'impératrice de Russie, & président d'un des bureaux de la législation, soit l'auteur de l' Epître à Ninon, c'est apparemment par modestie; car cette épître est peut-être ce qui fait le plus d'honneur à notre nation.
C'est une chose bien surprenante que, n'ayant été, je crois, que trois mois à Paris, il ait pris si bien ce que vous appelez le ton de la bonne compagnie; qu'il l'ait perfectionné; qu'il y ait ajouté l'élégance & la correction, si inconnues à quelques seigneurs français, qui n'ont pas daigné apprendre l'orthographe.

Monsieur de Schovalo faisait déjà de très jolis vers français, quand il était chez moi, il y a quelques années; & nous avons eu depuis, dans des recueils, quelques pièces fugitives de lui très bien travaillées.

Il se trompe en disant que Chapelle

A côté de Ninon fredonnait un refrain.

Chapelle, qu'on a beaucoup trop loué, était bien loin de fredonner des chansons à côté de Ninon. Cet ivrogne, qui eut quelques saillies agréables, était son mortel ennemi, & fit contre elle des chansons assez grossières. En voici une:

Il ne faut pas qu'on s'étonne
Si parfois elle raisonne
De la sublime vertu,
Dont Platon fut revêtu;
Car, à bien compter son âge,
Elle doit avoir . . . vécu
Avec ce grand personnage.

Ce n'est pas là le style de mr le comte de Schovalo. J'écris son nom comme nous le prononçons: car je ne saurais me faire aux doubles w, pour lesquels j'ai toujours eu la plus grande aversion, ainsi que pour le mot françois.

J'admire les gens qui m'attribuent cette Epître: ils m'imputent de m'être donné des louanges qui sont pardonnables à l'amitié de m. Schovalo, mais qui seraient assurément très ridicules dans ma bouche.

J'ai lu par hasard des nouvelles à la main, n. 25, dont l'auteur prétend que je me suis caché sous le nom de mr de Schovalo. Il pourrait dire aussi que je me cache tous les jours sous le nom du roi de Prusse qui fait des choses non moins étonnantes en notre langue, & sous celui de l'impératrice de Russie, qui écrit en prose comme son chambellan en vers. Les fadaises insipides, dont tant de petits Welches nous inondent, croyant être de vrais Français, sont bien loin d'égaler les chefs-d'œuvre étrangers, dont je vous parle. C'est que ces petits Welches n'ont que des mots dans la tête, & que ces génies du nord pensent solidement.

J'emploie le double w pour les Welches: il faut être barbare avec eux.

Les mêmes écrivains de nouvelles & d'inutilités m'imputent une Lettre d'un ecclésiastique sur les Jésuites, & je ne sais quel Taureau blanc. Je vous assure que je ne me mêle point des jésuites. Je suis comme le pape, je les ai pour jamais abandonnés, excepté père Adam, que j'ai toujours chez moi. A l'égard des taureaux blancs ou noirs, je ne connais que ceux que j'élève dans mes étables, & avec lesquels je laboure. Il y a soixante ans que je suis calomnié; & je m'en console dans ma chaumière, en pratiquant quid faciat lœtas segetes. J'ai surtout latum animum, malgré la cabale qui croit m'affliger, & dont je me moquerai, tant que j'aurai un souffle de vie, &c.