1764-05-28, de Voltaire [François Marie Arouet] à Bernard Louis Chauvelin.

Voilà votre excellence associée à la conjuration.
Si quelque curieux ouvre ce gros paquet, il croira à ce grand mot qu'il s'agit d'une affaire bien terrible, et quand il aprendra que votre ami monsieur le duc Pralin est un des principaux conjurez, il ne doutera pas que vous n'alliez mettre le feu en Italie. Mais après tout il n'y a que moy de mêchant homme dans tout cecy, en y comprenant mes méchants vers. Pour vous mettre bien au fait du plan des conjurez il faut que je vous dise ce que vous savez peutêtre déjà aussi bien que moy. Mr de Pralin, qui veut s'amuser et qui en a besoin, mr et me Dargental ont fait serment qu'on ne saurait point le nom de l'autheur. Vous ferez s'il vous plaît le même serment avec madame l'ambassadrice. Il est bon de l'accoutumer aux grandes affaires. On a lu une esquisse de la pièce à nos seigneurs les comédiens, on leur a fait acroire que l'autheur était un jeune pauvre diable d'exjesuite, dont il fallait encourager le talent naissant. Les comédiens ont donné dans le paneau, et voilà la première fois qu'on m'a pris pour un jésuitte. Je me confie à vous. Je suis bien sûr que le secret des conjurez est en bonnes mains. Je n'ay qu'un remords, et il est grand. C'est que la pièce n'est pas tendre, et que les beaux yeux de madame de Chauvelin demeureront à sec. Je luy en demande mille pardons, mais en qualité d'ambassadrice elle trouvera du raisoner et de fort vilaines actions qui peuvent amuser les ministres. Enfin j'envoye ce que j'ay, et ce que j'ay promis. Si je ne vous ay pas ennuié plutôt c'est que la pièce n'était pas faitte que j'ay été obligé de donner tout mon temps à mon maître Pierre que que j'ay si mal imité. Je crois que du temps de la fronde les marauts que j'ay l'honneur de vous présenter auraient fort réussi.

Je suis étonné d'écrire une lettre de ma main, mais c'est que ma fluxion qui désolait mes yeux s'est jettée ailleurs. Je n'ay rien perdu. On dit que vous avez à Turin une belle épidémie qui fait mourir les Piemontais. Je me flatte que les ambassadeurs n'ont rien à craindre et que L'épidémie respecte le droit des gens. J'ay eu l'honneur de voir votre ami que vous avez bien voulu charger d'une lettre pour moy. Il m'a paru digne de votre amitié. Que vos excellences reçoivent avec bonté les respects du vieux de la montagne.

V.