1762-11-22, de Voltaire [François Marie Arouet] à Bernard Louis Chauvelin.

Bénies soient vos excellences qui aiment notre tripot, et qui l'aiment au point de vouloir bien payer un port exorbitant pour une pièce médiocre.
Le titre en est beau, je l'avoue, mais je tiens avec vous monsieur l'ambassadeur qu'il vaut mieux être possesseur de madame de Chauvelin que d'avoir le droit des prémices de touttes les filles de village.

Quand vous serez bien las de cette comédie ne pouriez vous pas l'envoier à monsieur Dargental sous l'envelope de monsieur le duc de Pralin? Il poura en qualité d'amateur du tripot, se donner l'amusement de la faire jouer pour divertir les Anglais qui sont à Paris.

Vous êtes un vray ministre. Vous avez vite envoié à monsieur Dargental un certain quatrième acte tragique sans m'en rien dire, mais je m'en suis bien douté: et je vous jure que je vous ay pardonné ce tour de tout mon cœur. Je sens bien qu'il serait bon ce quatrième acte fût aussi plein de fracas que les autres. Je veux laisser reposer quelque temps la pièce et moy. Les choses ont souvent besoin d'être quittées pour être senties. Vous avez un goust infini. Je suis aussi charmé de vos judicieuses réflexions que de vos bontez. Si j'avais autant de génie que vous avez de lumières je vous assure qu'on verrait beau jeu. Mais avouez que le rôle d'Olimpie ferait un effet merveilleux dans la bouche de madame l'ambassadrice à Ferney. Vous m'avez promis de revenir à la paix, la voylà faitte. Quand ferons nous venir les violons pour l'orchestre? passerez vous votre vie à Turin? Vos amis de Paris n'auront point de repos s'ils ne vous revoyent. La société de ce pays là a besoin de vous. Vous en faites le charme, et il faut surtout que vous aidiez au bon goust à se maintenir. On dit qu'il va un peu en décadence. Vous me réchauferez en passant. Je crois que je suis àprésent le seul vieillard qui fasse des tragédies et qui plante. Je vous donne rendez vous au printemps moy, mes arbres et mon téâtre. S'il me vient quelque idée bien tragique cet hiver je vous consulterai sur le champ, mais àprésent c'est le quartier de l'histoire. Je m'amuse à peindre les sottises des hommes et je vais jusqu'à l'année présente. La matière est abondante. Adieu monsieur, conservez moy des bontez qui font la consolation de ma vieillesse, de ma retraitte, et de mes travaux. Je me mets aux pieds de madame l'ambassadrice.

V.