à Ferney 28 august [1764]
Le petit exjésuite auteur des rouez n'a pas une santé bien brillante, et n'est pas dans la première jeunesse.
Ce vieux pauvre diable présente ses très sincères respects à leurs excellences. Il vous supplie de luy renvoier soit à luy, soit aux anges certain drame qu'il a tâché de rendre moins indigne à votre suffrage. Quand vous aurez une occasion renvoyez, dit il, ce croquis, afin qu'on tâche de vous présenter un tableau.
Nous avons eu mr de la Tremblaye, qui fait de fort jolies choses, et M. le prince Camille, qui en sent le prix. M. le duc de l'Orge est toujours à Geneve. Il a mal par devant et par derrière, et moy j'ay mal partout. Ainsi je luy fais peu ma cour. Mais voicy m. le duc de Rendan qui arrive aussi, avec dixsept ou dixhuit amis qui jouent tous la comédie. Ils prétendent représenter sur le téâtre de Ferney. Je le leur abandonne de tout mon cœur, pourvu que je ne sois pas de la trouppe. Voylà qui est fait. J'ay renoncé au téâtre. Il faut prendre congé à soixante et dix ans passez. Si c'était madame l'ambassadrice qui jouait Phedre, encor pourai-je faire Téramene, et puis mourir à ses pieds, mais c'est un effort que je ne ferai que pour elle.
Dirai-je à votre excellence qu'il m'est venu un mr de la Balle? Point, c'est mr de la Balme, surnommé de l'Echelle, gentilhome savoiard par conséquent pauvre; et en qualité de pauvre, grand faiseur d'enfans. Ce mr de la Balme est oncle du jeune homme à qui j'ay donné melle Corneille. J'ay un fils haut de cinq pieds et demi, m'a t'il dit, et je ne sçais qu'en faire, vous êtes conu de Monsieur l'ambassadeur de France à Turin, il a pour vous des bontez, il est sans doute ami du ministre de la guerre. Ainsi mon fils sera enseigne. Il a déjà un frère et deux oncles dans le service, et ses ancêtres ont servi dès le temps de Cesar. Je m'en prendrai à vous si mon fils n'est pas enseigne. Monsieur, luy ai-je répondu: je doute fort que Monsieur de Chauvelin se mêle des enseignes de Savoye: et je ne suis pas assez hardi pour abuser à ce point des bontez dont il m'honore. Alors le bon mr de la Balme m'a embrassé tendrement, mon cher monsieur de Voltaire, écrivez à monsieur l'ambassadeur je vous en conjure. Monsieur je n'ose, cela passe mes forces. Enfin il m'a tant prié, tant pressé, il était si ému, que j'ay la hardiesse d'écrire. Mais je n'écris qu'en cas que la chose soit facile, qu'elle s'accorde avec touttes vos convenances, qu'elle ne vous compromette en rien, et que vous me pardoniez la liberté que je prends.
Que vos excellences agréent les respects du bonhomme
V.