13e auguste 1764
Votre ami mr Tiepolo madame est arrivé très malade.
J'ay envoyé tous les jours chez luy. Je luy ai mandé que j'étais à ses ordres. Je n'ay pu aller le voir, et voici mes raisons. J'ay prété les Délices à mrs les ducs de Rendan et de Lorge. Mr le prince Camille arrive. Madame la présidente de Gourgue et madame la marquise de Jaucourt sont à Geneve. C'est une procession qui ne finit point. Je suis à deux lieues de cette ville. Si je faisais une visite il faudrait que j'en fisse cent. Ma santé ne me le permet pas. Je passerais ma vie à courir. Je perdrais tout mon temps, et je ne veux pas en perdre un instant. Les tristes assujétissements aux quels mes maladies continuelles me condamnent, me forcent à la vie sédentaire. Tout ce que je puis faire, c'est de bien recevoir ceux qui me font l'honneur de venir dans mon hermitage. J'ay acheté assez cher la liberté tranquile dans la quelle je finis mes jours pour n'en faire pas le sacrifice. M. l'ambassadeur de Venize m'a promis qu'il viendrait à Ferney, nous aurons grand soin de l'amuser et de luy plaire. Nous le proménerons. Il verra un pays plus beau que sa Brenta, et nous lui jouerons la comédie. C'est tout ce que je ferais pour un doge.
Je crois que vous recevrez à la fois monsieur Dargental et ma lettre. Ainsi madame je vais parler à tout deux de mon petit exjésuite. Il m'est venu trouver avec une lettre de Mr de Chauvelin l'ambassadeur, qui persiste toujours dans son goust pour les rouez. Je luy ay dit que votre avis était qu'ils fussent imprimez, mais qu'il fallait en retrancher des longueurs et même des scènes qui font languir l'action, qu'il fallait surtout y semer des beautez frappantes, et faire passer l'atrocité du sujet à la faveur de quelques morceaux saillants, fortifier le dialogue, retrancher, ajouter, corriger. Il n'en a point dormi, il a réformé des actes entiers. Un peu de dépit peutêtre luy a vallu du génie. Il a voulu que ses anges en vinssent à leur honneur, et que ce qu'ils ont cru passable, devint digne d'eux. Je suis très content des sentiments de ce pauvre diable qui parait vous être infiniment attaché. Cela est tout jeune et plein de bonne volonté.
Ayez donc la bonté mes anges de faire retirer l'exemplaire de le Kain aussi bien que les rôles. Je conseillerais à le Kain de faire imprimer l'ouvrage luy même et de le débiter à son profit. Peutêtre y gagnerait il plus qu'avec un libraire. Il y a tant de gens qui font des receuils de touttes les pièces bonnes ou mauvaises qu'on ne risque presque rien. D'ailleurs le petit prêtre serait très fâché qu'il y eût un privilège. Ces privilèges entrainent toujours des procèz. C'est assez que notre grand acteur fasse un profit honnête de cette édition. L'autheur compte vous envoier l'ouvrage dès qu'il sera au net. Il ne faudra à le Kain qu'une permission tacite. On mettra une petite préface au devant de l'ouvrage, le tout sous l'aprobation des anges à qui l'exjésuite a voué un culte d'hiperdulie pour le moins.
Je n'ay pas la moindre facétie italienne pour fournir à la gazette. De plus, comment pourai-je y pourvoir, à présent que j'ay les rouez sur les bras? Un petit jésuite à conduire n'est pas une besogne aisée. Touttes fois divins anges daignez dire dans l'occasion un mot des dixmes. Je crains la st Martin autant que les buveurs l'aiment. Je suis à vos pieds et au bout de vos ailes.
V.