1764-08-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jeanne Grâce Bosc Du Bouchet, comtesse d'Argental.

Madame ange,

Puisque votre belle main écrit, je me flatte que vos jambes vont mieux; et c'est là une de mes consolations.
Quand il fait bien beau, j'écris aussi; mes fluxions sur les yeux me laissent alors quelque relâche, et je redeviens aveugle au temps des neiges. C'est du moins la variété, et il en faut un peu dans la vie. J'aime déjà votre ambassadeur vénitien de tout mon cœur. Je le supplierais d'accepter ma maison des Délices où il pourait vivre comme le signor poco curanté, et rétablir sa santé à son aise, si Mrs les ducs de Lorge et de Rendan n'avaient prévenu votre ambassadeur; ils amènent des acteurs, ils veulent jouer la comédie sur mon petit téâtre de Ferney. Vous devinez combien tout cela entraîne d'embarras. Les plaisirs bruiants ne sont pas faits pour un vieillard malingre tel que j'ay l'honneur de l'être. J'aimerais bien mieux philosopher paisiblement avec monsieur Tiepolo. Je tâcherai de m'arranger pour le recevoir et pour luy plaire. Je suis plus languissant que luy; et il me paraît que je luy conviens assez.

Je ne sçais si c'est vous madame ou monsieur Dargental qui a reçu un petit mémoire tiré d'Espagne, fort propre à figurer dans la gazette littéraire. J'ay découvert un ancien Cid dont Corneille avait encor plus tiré que de celuy de Guilain de Castro, le seul qu'on connaisse en France. C'est une anecdote curieuse pour les amateurs. Je voudrais bien en déterrer quelquefois de pareilles, mais les correspondants que Crammer m'avait donnez, ne me fournissent rien. Je ne sçais s'il vous a rendu ses devoirs à Paris. Il a bien mal fait de faire imprimer séparément les commentaires sur Corneille. Il aurait été plus utile à la famille Corneille et aux Crammers d'augmenter le nombre des exemplaires pour les souscripteurs, et de supprimer sa petite édition. Tout cela d'ailleurs est plein de fautes d'impression qu'il avait promis de corriger. Mais qui promet de se corriger, ne tient jamais sa parole en aucun genre. Il n'y a que mon petit exjesuite qui songe sérieusement à se réformer. Il y travaille déjà, il m'a envoyé des situations nouvelles, des sentiments, des vers; j'espère que vous n'en serez pas mécontente. Il dit qu'il veut absolument en venir à son honneur, et qu'une conspiration conduitte par vous doit réussir tôt ou tard. J'ay été assez édifié de la constance de ce jeune défroqué, il ne s'est point dépité, il ne s'est point découragé, il a couru sur le champ au remède. Voicy un petit mot qu'il vous supplie madame de faire remettre au grand acteur. Le petit jesuitte supplie ses anges de luy renvoier sa guenille. Vous en aurez bientôt une nouvelle. Ill n'abandonne jamais ce qu'il a commencé. Il dit qu'il faut mourir à la peine ou réüssir. C'est un opiniâtre personage.

Voicy bientôt le temps où nous allons établir la pension de Pierre Corneille. Ce sera mr Tronchin qui s'en chargera. Elle ne peut être en meilleures mains. L'affaire sera plus prompte et plus nette. C'est un grand plaisir que mr Tronchin nous fait. La petite Corneille Dupuis est à vos pieds et moy aussi. Ma nièce partage tous les sentiments qui m'attachent à vous pour ma vie.