à Ferney 24 octobre 1761
Monsieur,
Ne nous impatientons ny l'un ny l'autre, nous avons tout deux la même passion, nous viendrons à bout de la satisfaire.
Jusqu'à ce que votre Excellence ait rejetté mon idée, je persisterai dans le dessein de faire un volume in 4. de Pierre le grand, et voicy comme je compte procéder. J'aurai l'honneur de vous envoyer ce qui a déjà été imprimé, corrigé à la main suivant vos instructions, avec toutte la suitte écritte à demi page, et ensuitte, me conformant à vos observations pour cette seconde partie, comme pour la première, je vous dépêcherai sans perte de temps le même volume entièrement corrigé suivant vos ordres. Trouvez vous cet arrangement de votre goust? Soyez sûr que vous serez obéi très ponctuellement. Le commentaire sur Corneille est un ouvrage immense; et je suis bien faible et bien vieux. Mais je trouverai des forces quand il s'agira de Pierre le grand et de vous. Les vrayes passions donnent des forces en donnant du courage.
Votre excellence a dû recevoir mes tendres et respectueux remerciements pour mademoiselle Corneille. Elle joue la tragédie comme son grand père en faisait. Les filles des grands hommes en sont dignes. J'ay un très joli téâtre dans le petit châtau que j'ay fait bâtir, mais j'ay peur que votre Excellence ne m'enlève un de mes acteurs. Il y a un nommé Grenier, excellent sujet, jeune, sage, jouant les rôles de princes, d'amants, de héros et autres, en perfection; en avez vous besoin? Je vous le cède, il brûle d'envie d'être dans la trouppe de sa majesté impériale. Non seulement j'ose répondre qu'il en serait l'ornement, mais qu'il la rendrait excellente encor par son exemple. Vous ne sauriez faire une meilleure acquisition. Si c'est votre bon plaisir monsieur vous pouvez me donner vos ordres et je le feray partir. Je luy ferai compter pour son voiage ce que vous commanderez.
Si vous avez pris Colberg comme on le dit permettez que je vous fasse mon compliment.
Recevez les tendres respects de votre très humble et obéissant serviteur
Voltaire