1758-07-17, de Voltaire [François Marie Arouet] à Count Ivan Ivanovich Shuvalov.

Monsieur,

J'ay reçu en passant à Strasbourg le paquet dont vous m'avez honnoré par le courier de Vienne.
J'ay lû toutes vos remarques, et toutes vos instructions. Je suis confirmé dans l'opinion que vous étiez plus capable que personne au monde d'écrire l'histoire de Pierre le grand. Je ne serai que vôtre secrétaire, et c'est ce que je voulais être.

La plus grande difficulté de ce travail consistera à le rendre intéressant pour toutes les nations. C'est là le grand point. Pourquoy tout le monde lit-il l'histoire d'Alexandre, et que celle de Gengiskam qui fut un plus grand conquérant trouve si peu de lecteurs?

J'ai toujours pensé que l'histoire demande le même art que la Tragédie, une exposition, un nœud, un dénouëment, et qu'il est nécessaire de présenter tellement toutes les figures du tablau qu'elles fassent valoir le principal personnage, sans affecter jamais l'envie de le faire valoir. C'est dans ce principe que j'écrirai, et que vous dicterez.

Si ma mauvaise santé et les circonstances présentes le permettaient, j'entreprendrais le voïage de Pétersbourg, je travaillerais sous vos yeux, et j'avancerais plus en trois mois, que je ne ferai en une année loin de vous. Mais les peines que vous voulez bien prendre suppléront à ce voïage.

Ce que j'ai eu l'honneur d'envoier à vôtre Excellence, n'est qu'une première et légère esquisse du grand tablau dont vous me fournissez l'ordonnance.

Je vois par vos mémoires que le baron de Stralenheim qui nous a donné de meilleures notions de la Russie qu'aucun étranger, s'est pourtant trompé en plusieurs endroits. Je vois que vous relevez aussi quelques méprises dans lesquelles est tombé Monsieur le Général Lefort, lui même dont la famille m'a communiqué les mémoires manuscrits.

Vous contredites surtout un manuscrit très prétieux que j'ai depuis plusieurs années de la main d'un ministre public qui résida longtemps à la cour de Pierre le grand. Il dit bien des choses que je dois omettre, parce qu'elles ne sont pas à la gloire de ce monarque, et qu'heureusement elles sont inutiles pour le grand objet que nous nous proposons.

Cet objet est de peindre la création des arts, des mœurs, des loix, de la discipline militaire, du commerce, de la marine, de la police, etc….. et non de divulguer, ou des faiblesses ou des duretés qui ne sont que trop vraïes, il ne faut pas avoir la lâcheté de les désavouer, mais la prudence de n'en point parler, parce que je dois, ce me semble, imiter Tite Live qui traitte les grands objets, et non Suetone qui ne raconte que la vie privée.

J'ajouterai qu'il y a des opinions publiques qu'il est bien difficile de combattre. Par éxemple, Charles douze avait en éffet une valeur personnelle dont aucun prince n'aproche. Cette valeur qui aurait été admirable dans un grenadier, était peutêtre un défaut dans un roi.

Monsr le Maréchal de Shwerin, et d'autres généraux qui servirent sous lui, m'ont dit que quand il avait arrangé le plan général d'un combat il leur laissait tous les détails, qu'il leur disait, faites donc vite, toutes ces minuties dureront elles encor longtemps?et il partait le premier à la tête de ses Drabans, se faisant un plaisir de frapper et de tuer, et paraissait ensuitte, après la bataille d'un aussi grand sang-froid que s'il fût sorti de table.

Voilà, Monsieur, ce que les hommes de tous les temps et de tous les païs appellent un héros, mais c'est le vulgaire de tous les temps et de tous les païs qui donne ce nom à la soif du carnage. Un roi soldat est appellé un héros; un monarque dont la valeur est plus réglée et moins éblouïssante, un monarque législateur, fondateur et guerrier est le véritable grand homme, et le grand homme est au dessus du héros. Je crois donc que vous serez content quand je ferai cette distinction.

Permettez-moi de soumettre à vos lumières une observation plus importante. Oléarius, et depuis le comte de Carlile, ambassadeur à Moscou, regardent la Russie comme un païs où prèsque tout était encor à faire. Leurs témoignages sont respectables; et si on les contredisait en assurant que la Russie connaissait dès lors les commodités de la vie on diminuerait la gloire de Pierre premier à qui on doit prèsque tous les arts. Il n'y aurait plus alors de création. Il se peut que quelques seigneurs aïent vécu avec splendeur du temps du comte de Carlile, mais il s'agit d'une nation entière, et non de quelques boyards. Il faut que l'opulence soit générale, il faut que les commodités de la vie se trouvent dans tous les ordres de l'état, sans quoi une nation n'est point encor formée, et la société n'a point reçu son dernier degré de perfection.

Il est peu important que l'on ait porté un mantau par dessus une soutane. Cependant, par pûre curiosité je désirerais savoir pourquoi dans toutes les Estampes de la rélation d'Oléarius, les habits de cérémonie sont toujours un manteau par dessus la soutane retroussé avec une agrafe. Je ne peux m'empêcher de regarder cet habillement ancien comme très nôble.

Quant au mot Tsar je désirerais savoir dans quelle année fut écritte la bible slavone où il est question du Tsar David, et du tsar Salomon. J'ai plus de penchant à croire que Tsar ou Tshar, vient de Sha, que de César. Mais tout cela n'est d'aucune conséquence.

Le grand objet est de donner une idée précise et imposante de tous les établissements faits par Pierre premier, et des obstacles qu'il a surmontés, car il n'y a jamais eu de grandes choses sans de grandes difficultés.

J'avoue que je ne vois dans sa guerre contre Charles douze, d'autre cause que celle de la convenance, et que je ne conçois pas pourquoi il voulait attaquer la Suede vers la mer Baltique dans le temps que son premier dessein était de s'établir sur la mer noire. Il y a souvent dans l'histoire des problèmes bien difficiles à résoudre.

J'attendrai, Monsieur, les nouvelles instructions dont vous voudrez bien m'honnorer sur les Campagnes de Pierre le grand, sur La paix avec la Suede, sur le procez de son fils, sur sa mort, sur la manière dont on a soutenu les grands établissements qu'il a commencés, et sur tout ce qui peut contribuer à la gloire de vôtre Empire. Le gouvernement de L'Impératrice régnante est ce qui me parait de plus glorieux, puis que c'est de tous les gouvernements le plus humain.

J'ai l'honneur d'être toujours avec tous les sentiments que je vous dois

Monsieur

De vôtre Excellence

Le très humble et très obéissant serviteur

Voltaire

Je vous demande pardon de ne pas écrire de ma main. Je suis obligé de dicter étant un peu malade. J'attendray vos ordres aux Délices près de Genève.