1761-06-11, de Voltaire [François Marie Arouet] à Count Ivan Ivanovich Shuvalov.

Monsieur,

Vous vous êtes imposé vous même le fardeau de l'importunité que mes Lettres peut être trop fréquentes doivent vous faire éprouver; voilà ce que c'est que de m'avoir inspiré de la passion pour Pierre le grand et pour vous; les passions sont un peu babillardes.

Votre Excellence a dû recevoir plusieurs cahiers qui ne sont que de très faibles Esquisses: j'attendrai que vous fassiez mettre en marge quelques mots qui me serviront à faire un vrai tableau. Ils ont été écrits à la hâte; vous distinguerez aisément les fautes du copiste et celles de l'auteur, et tout sera ensuitte exactement rectifié. J'ay voulu seulement pressentir votre goust pour m'y conformer.

Dès que j'ai pû avoir un moment de loisir, j'ai lû les remarques sur le 1er Tome, envoiées par duplicata, desquelles je n'ai reçu qu'un seul éxemplaire, l'autre aiant été perdüe aparamment avec les autres papiers confiés à Mr Puschkin.

Je vous prierai en général, vous, Monsieur, et ceux qui ont fait ces remarques, de vouloir bien considérer que vôtre secrétaire des Délices écrit pour les peuples du midy, qui ne prononcent point les noms propres comme les peuples du nord. J'ai déjà eu l'honneur de remarquer avec vous, qu'il n'y eut jamais de Roi de Perse appellé Darius, ni de roi des Indes appellé Porus; que L'Euphrate, le Tigre, L'Inde, et le Gange, ne furent jamais nommés ainsi par les nationaux, et que les Grecs ont tout grécisé.

Graiis dedit ore rotundo
musa loqui.

Pierre le grand ne s'apelle point Pierre chez vous; Permettez, cependant, que l'on continüe à l'appeller Pierre; à nommer Moscow Moscou, et la Moskowa, la Moska etca.

J'ai dit que les caravanes pouraient, en prenant un détour par la Tartarie indépendante, rencontrer à peine une montagne de Petersbourg à Pekin, et celà est très vrai en passant par les terres des Eluths, par les déserts des Kalmouks Kottkots, et par le païs des Tartares de Kokonor; il y a des montagnes à droite et à gauche, mais on pourait certainement aller à la Chine sans en franchir prèsque aucune, demême qu'on pourait aller par terre, et très aisément, de Pétersbourg au fond de la France, prèsque toujours par des plaines. C'est une observation phisique assez importante, et qui sert de réponse au systême aussi faux que célèbre, que le courant des mers a produit les montagnes qui couvrent la terre. Ayez la bonté de remarquer, Monsieur, que je ne dis pas qu'on ne trouve point de montagnes de Petersbourg à la Chine, mais je dis qu'on pourait les éviter en prenant des détours.

Je ne conçois pas comment on peut me dire, qu'on ne connait point la Russie noire. Qu'on ouvre seulement le dictionaire de Moréri, au mot Russie, et prèsque tous les géographes; on trouvera ces mots, Russie noire entre la Volhinie et la Podolie etca.

Je suis encor trés étonné qu'on me dise que la ville que vous appellez Kiow, ou Kioff, ne s'appellait point autrefois Kisovie. La Martinière est de mon avis, et si on a détruit les inscriptions grecques, celà n'empêche pas qu'elles n'ayent éxisté.

J'ignore si celui qui transcrivit les mémoires à moi envoiés par vous, Monsieur, est un Allemand; il écrit Iwan Wassiliewitsch, et moi j'écris Ivan Basilovis, celà donne lieu à quelques méprises dans les remarques.

Il y en a une bien étrange à propos du quartier de Moscou appellé la ville chinoise. L'observateur dit, que ce quartier portait ce nom avant qu'on eût la moindre connaissance des Chinois et de leurs marchandises. J'en appelle à vôtre Excellence; comment peut on appeller quelque chose chinois, sans sçavoir que la Chine éxiste? Dirait-on la valeur Russe, s'il ny avait pas une Russie?

Est-il possible qu'on ait pû faire de telles observations! Je serais bien heureux, Monsieur, si vos importantes occupations vous avaient permis de jetter les yeux sur ces manuscrits que vous daignez me faire parvenir. L'écrivain prodigue, les S, C, K, h, allemands. La rivière que nous appellons Veronise, nom très doux à prononcer, est appellée dans les mémoires Woronestsch, et dans les observations, on me dit que vous prononcez Voronege. Comment voulez vous que je me reconnaisse au milieu de toutes ces contrariétés? J'écris en français, ne dois-je pas me conformer à la douceur de la prononciation française?

Pourquoi, lorsqu'en suivant éxactement vos mémoires, aiant distingué les serfs des Evêques, et les serfs des couvents, et ayant mis pour les serfs des couvents le nombre de 721500, ne daigne t'on pas s'apercevoir qu'on a oublié un zéro en répétant ce nombre à la page 59, et que cette erreur vient uniquement du Libraire qui a malmis le chiffre en toutes Lettres?

Pourquoi s'obstine t'on à renouveller la fable honteuse et barbare du Czar Ivan Basilovis, qui voulut faire, dit-on, cloüer le chapeau d'un prétendu ambassadeur d'Angleterre nommé Bèze, sur la tête de ce pauvre ambassadeur? par quelle rage ce czar voulait-il que les ambassadeurs orientaux lui parlassent nüe tête? L'observateur ignore t'il que dans tout l'orient c'est un manque de respect que de se découvrir la tête? Interrogez, Monsieur, le ministre d'Angleterre, il vous certifiera qu'il ny a jamais eu de Bèze ambassadeur. Le premier ambassadeur fut Mr de Carlile.

Pourquoi me dit-on qu'au sixième siècle on écrivait à Kiovie sur du papier, lequel n'a été inventé qu'au douzième siècle?

L'observation la plus juste que j'aie trouvée, est celle qui concerne le patriarche Photius. Il est certain que Photius était mort longtemps avant la princesse Olha; on devoit écrire Polieucte au lieu de Photius. Polieucte était patriarche de Constantinople au temps de la princesse Olha. C'est une erreur de copiste que j'aurais dû corriger en relisant les feuilles imprimées. Je suis coupable de cette inadvertance que tout homme qui sera de bonne foi rectifiera aisément.

Est-il possible monsieur qu'on me dise dans les observations, que le Patriarche de Constantinople était le plus ancien? C'était celui d'Alexandrie; et il y avait eu vingt évêques de Jérusalem avant qu'il y en eût un à Bizance.

Il importe bien, vraiment, qu'un médecin hollandais se nomme Vangad ou Vangardt. Vos mémoires, Monsieur, l'appellent Vangad, et votre observateur me reproche de n'avoir pas bien éppellé le nom de ce grand personnage.

Il semble qu'on ait cherché à me mortifier, à me dégouter, et à trouver dans l'ouvrage, des fautes qui n'y sont pas.

J'ay reçu aussi, Monsieur, un mémoire intitulé, abrégé des recherches de l'antiquité des Russes, tiré de l'histoire étendüe à la quelle on travaille.

On commence par dire dans cet étrange mémoire, que l'antiquité des Slaves s'étend jusqu'à la guerre de Troye, et que leur roy Pilimène alla avec Anténor au bout de la mer Adriatique etca. C'est ainsi que nous écrivions l'histoire il y a mille ans. C'est ainsi qu'on nous faisait déscendre de Francus par Hector; et c'est apparamment pour celà qu'on veut s'élever contre ma préface dans laquelle je marque ce qu'on doit penser de ces misérables fables. Vous avez, Monsieur, trop de goût, trop d'esprit, trop de lumières, pour souffrir qu'on étale un tel ridicule dans un siècle aussi éclairé.

Je soupçonne le même Allemand d'être l'auteur de ce mémoire; car je vois Ivanovis Basilovis, ortografiés ainsi, Ivanowistch Wacilievistch. Je souhaitte à cet homme plus d'esprit et moins de consonnes.

Croyez-moi Monsieur, tenez vous en à Pierre le grand, je vous abandonne nos Chilpérics, Childerics, Sigeberts, Coriberts; et je m'en tiens à Louïs 14. Si Vôtre Excellence pense comme moi, je la supplie de m'en instruire. J'attends l'honneur de vôtre réponse avec le zèle et l'envie de vous plaire que vous me connaissez; et je croirai toujours avoir bien employé mon temps, si je vous ai convaincu des sentiments pleins de vénération et d'attachement avec lesquels je serai toute ma vie

Monsieur

De Vôtre Excellence

Le très humble et très obéïssant serviteur

Voltaire