15e Novembre 1760, aux Délices
Monsieur,
Dans les dernières Lettres que j'ai eu l'honneur de vous écrire, je ne me suis occupé que de votre admirable entreprise d'élever un monument au fondateur de votre Empire et de vôtre gloire; je vous ai témoigné mon zèle; j'ai insisté sur la nécessité où vous êtes aujourd'huy d'achever promptement la seconde aile de vôtre édifice.
J'ai envoié à vôtre Excellence trois balots, l'un par Mr de Gollofkin, l'autre par Mr le Duc de Choiseuil, et le troisième par Mr l'ambassadeur de France à Vienne. Je ne vous ai point dit combien les ennemis de vôtre nation sont fâchés contre moi; c'est encor une raison de plus qui redouble mon zèle pour la gloire de vôtre païs, et qui me rend la mémoire de Pierre le grand plus prétieuse. Me voilà naturalisé Russe, et vôtre auguste Impératrice sera obligée en conscience de m'envoier une sauve garde contre les Prussiens.
J'étais si rempli de la bataille de Pultawa, et de la fondation de Pétersbourg quand je vous écrivis, que j'oubliai de parler à vôtre Excellence, d'une petite affaire qu'on m'a recommandée auprès d'elle. Un marchand nommé Dupont, qui négocie dans vôtre païs, m'avait demandé une Lettre pour vous; vous voiez que tout le monde est instruit de l'amitié dont vous m'honorez; je ne pus refuser à ce marchand ce qu'on éxigeait de moi; je n'ai point prétendu abuser de vos bontés en faisant cette démarche; et je suis très loin de vous demander, Monsieur, que vous vous gêniez le moins du monde pour faire réussir une affaire qui doit dépendre uniquement du cours ordinaire des choses, et de la situation où cet homme se trouve avec ses créanciers.
Le second volume de Pierre le grand me tient plus au cœur que les intérêts de tous les négotiants de l'univers.
Je voudrais sçavoir, surtout, si la digne fille de Pierre le grand, est contente de la statue de son père taillée aux Délices par un ciseau que vous avez conduit.
Je vous fais encor mes compliments sur l'éxemple de l'ordre, de l'observation du droit des gens, et de toutes les vertus civiles et militaires que vos compatriotes ont données à la prise de Berlin.
Je serai jusqu'au dernier moment de ma vie avec les sentiments les plus respectueux et les plus tendres de votre excellence
Monsieur
le très humble et très obéissant serviteur.
Voltaire