1761-09-19, de Voltaire [François Marie Arouet] à Count Ivan Ivanovich Shuvalov.

Monsieur,

Les mânes de Corneille, sa petite fille et moi, nous vous présentons les mêmes remerciements, et nous nous mettons tous aux pieds de vôtre auguste Impératrice.
Voicy les des derniers temps de ma vie consacrés à deux Pierres, qui ont tous deux le nom de Grand. J'avoüe qu'il y en a un, bien préférable à l'autre; cinq ou six pièces de théâtre remplies de beautés avec des deffauts, n'approchent certainement pas de deux mille lieües de païs policées, éclairées et enrichies.

Je suis très obligé à vôtre Excellence de m'avoir épargné des batailles avec des Allemands. J'emploierai à servir sous vos Etendars le temps que j'aurais perdu dans une guerre particulière. Vous pouvez compter, Monsieur, que je mettrai toute l'attention dont je suis capable, à mettre en ordre les matériaux que vous m'envoierez; et que les deux volumes seront absolument conformes à vos intentions.

Plus je vois aujourd'hui de campagnes dévastées, de païs dépeuplés, et de citoiens rendus malheureux par une guerre qu'on pouvait éviter, plus j'admire un homme, qui aumilieu de la guerre même a été fondateur et Législateur et qui a fait la plus honorable et la plus utile paix. Si Corneille vivait, il aurait mieux célébré Pierre le grand que moi, il eût plus fait admirer ses vertus, mais il ne les aurait pas senties d'avantage.

Je suis plus que jamais convaincu que toutes les petites faiblesses de L'humanité, et les défauts qui sont le fruit nécessaire du temps où l'on est né, et de l'éducation qu'on a reçüe, doivent être éclipsés, et anéantis devant les grandes vertus que Pierre ne devait qu'à lui mème, et devant les travaux héroïques que ses vertus ont opérés.

On ne demande point en voyant un tableau de Raphaël, et une statüe de Phidias, si Phidias et Raphaël ont eu des faiblesses; on admire leurs ouvrages, et on s'en tient là, il doit en être ainsi des belles actions des héros.

Je ne m'occupe du commentaire de Corneille avec plaisir, que dans l'espérance qu'il rendra la langue française plus commune en Europe et que la vie de Pierre le grand trouvera plus de lecteurs. Mon espérance est fondée sur l'attention scrupuleuse avec laquelle L'académie française revoit mon ouvrage, c'est un moyen sûr de fixer la langue, et d'éclaircir tous les doutes des étrangers. On parlera le français plus facilement, grâce aux soins de L'académie; et la langue dans laquelle Pierre le grand sera célébré comme il le mérite, en sera plus agréable à toutes les nations.

Je me hâte de dépècher le Cid et Cinna, afin d'être tout entier à Pultawa et à Petersbourg; je ne demande que trois mois pour achever le Corneille, après quoi, tout le reste de ma vie est à Pierre le grand et à vous; c'est avec ces sentiments, et le plus tendre respect que j'ai L'honneur d'être

Monsieur

De Vôtre Excellence

Le très humble et très obéïssant serviteur

Voltaire