par Genève aux Délices 9e May 1760
Je recevrai, Monsieur, avec une extrème reconnaissance l'ouvrage dont vous voulez bien m'honorer; vôtre Lettre me donne grande envie de voir vôtre livre, elle est d'un philosophe, et il n'apartien qu'aux philosophes d'écrire l'histoire; les autres sont des satiriques, des flatteurs, ou des déclamateurs; je n'ai encor qu'un volume de prêt, de l'histoire de Pierre le grand; les mémoires qu'on m'envoye de Pétersbourg viennent fort lentement, et de loin à loin.
Plusieurs ont été pris en route par des houzards; vous voyez que la guerre fait plus d'un mal. Aureste, je doute fort que cette histoire réussisse en France; je suis obligé d'entrer dans des détails qui ne plaisent guères à ceux qui ne veulent que s'amuser; Les folies héroïques de Charles 12 divertissaient jusqu'aux femmes; des avantures romanesques, et telles même, qu'on n'oserait les feindre dans un Roman, réjouissaient l'imagination; mais deux mille lieües de païs policées, des villes fondées, des loix établies, le Commerce naissant, la création de la discipline militaire, tout celà ne parle guères qu'à la raison.
Ajoutez à ce malheur, celui des noms barbares, inconnus à Versailles et à Paris, et vous m'avoüerez que je cours grand risque de n'être point lû de tout ce que vous avez de plus aimable.
Il se poura encor que maître Abraham Chaumeix, me dénonce comme un impie, attendu que Pierre le grand n'a jamais voulû entendre parler de la réunion de l'Eglise grecque à la Romaine, proposée par la Sorbonne; les Jésuites se plaindront qu'on les ait chassé de Russie, tandis qu'on a laissé une douzaine de Capucins à Astracan; nous verrons, Monsieur, comment vous vous êtes tiré de ces difficultés.
Je suis aussi indigné que vous qu'on permette à Paris l'affront qu'on fait sur le théâtre à des hommes respectables; serait-il possible, Monsieur, qu'on eût désigné injurieusement dans la pièce nouvelle, messrs d'Alembert, Diderot, Du Clos, Helvetius, et tant d'autres? J'ai peine à croire que nôtre nation Légère, soit devenüe assez barbare, pour approuver une telle Licence; je ne sçais qui est l'auteur de cette pièce; mais quelqu'il soit il aurait à se reprocher toute sa vie, un tel abus de son talent, et les aprobateurs auraient encor plus de reproches à se faire. Peut être la Licence qu'on suppose dans cette pièce n'est elle pas aussi grande qu'on le dit; j'ignore si la pièce a été joüée; j'ai conservé à Paris peu de correspondances, je sçais seulement en général, qu'on m'y attribüe souvent, des ouvrages que je n'ai pas même lûs; les vôtres, Monsieur, serviront à me désennuier de ceux qui me sont venus de ce païs là.
Vous me donnez trop de louanges, mais vous sçavez, vous qui êtes avocat, que la forme emporte le fonds. Elles sont si bien tournées qu'on vous pardonnerait même le sujet. J'ai l'honneur d'ètre avec toute l'estime, et toute la reconnaissance que vôtre Lettre m'inspire, Monsieur, vôtre très humble et très obéissant serviteur
Voltaire