1770-10-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marc Antoine René de Voyer de Paulmy, marquis d'Argenson.

Monsieur,

Je ne suis pas étonné qu’un maître de postes tel que vous mène si bon train l’auteur du systême de la nature.
Il me parait que les maîtres des postes de France ont bien de l’esprit. Vous avez daté vôtre Lettre d’un château où il y en a plus qu’ailleurs, et c’est aussi la destinée du château des Ormes, où je me souviens d’avoir passé des jours bien agréables.

Je ne savais pas quand je vous fis ma cour à Colmar que vous étiez philosophe. Vous l’êtes, et de la bonne secte, je n’aproche pas de vous, car je ne fais que douter. Vous souvenez vous d’un certain Simonide à qui le roi Hieron demandait ce qu’il pensait de tout celà? Il prit deux jours pour répondre, ensuite quatre, puis huit, il doubla toujours, et mourut sans avoir eu un avis.

Il y a pourtant des vérités et c’en est une peut être de dire que les choses iront toujours leur train quelque opinion qu’on ait ou qu’on feigne d’avoir sur Dieu, sur l’âme, sur la création, sur l’éternité de la matière, sur la nécessité, sur la liberté, sur la révélation, sur les miracles, etca, etca, etca.

Rien de tout celà ne fera paier les rescriptions, ni ne rétablira la compagnie des Indes. On raisonnera toujours sur l’autre monde, mais sauve qui peut dans celui cy!

L’ouvrage dont vous m’avez honoré, Monsieur, me donne une grande estime pour son auteur, et un regrêt bien vif d’être si loin de lui. Ma vieillesse et mes maladies ne me permettent pas l’espérance de le revoir, mais je lui serai bien respectueusement attaché, à lui et à toute sa maison jusqu’au dernier moment de ma vie.

V.