5e Xbre 1776 à Ferney
Je reçois, Madame, vôtre Lettre datée du 22.
Si elle parvient à la postérité les commentateurs disputeront sur le mois et sur l'année, mais nôtre petite Colonie et moi nous attestons qu'au 22e 9bre 1776, vous nous avez comblés de bontés, et de très bons raisonnements.
Puisque vous daignez voir la requête assez inutile de nos Colons, la voicy. Elle a été donnée à Mr De Boullogne par Messrs De Fourqueux et de Trudaine. Elle peut avoir été recommandée à Mr le controlleur général par M: Le prince de Condé. Elle peut avoir été oubliée de tout le monde, surtout dans le tems où l'on était occupé de l'établissement d'un nouveau ministère. Ce qui peut nous arriver actuellement de plus favorable, c'est qu'on nous oublie.
Malheureusement messrs les fermiers généraux ne songent que trop à nous. Ils sont très attentifs à leurs trente mille francs; ce n'est que cinq cent francs par an pour chacun de ces messieurs, mais ils ne négligent rien. La province est sur le point d'être écrasée par un impôt très lourd et très inégal dont on la charge. Nonseulement on a travaillé à la répartition de cet impôt, mais à assurer des honoraires à celui qui est principalement chargé d'arranger nôtre ruine, et qui a seul tous les districts dans sa main. Il n'y avait qu'un moien de nous sauver, c'était d'obtenir du sel de messrs de Berne, et d'emprunter de l'argent de quelque homme de bonne volonté. Aumoien de cet argent emprunté, et du bénéfice de ce Sel de Berne, nous allions paier messieurs des fermes générales sans aucun frais, et la province était libre. J'avais le bonheur de prêter ces dix mille écus tout ruiné que je suis, et j'étais d'accord avec nos états. Qu'a t-on fait pendant ce tems-là? On a suscité un homme inconnu, nommé Roze, cydevant déserteur de la Légion de Condé, aujourd'hui garde-magazin pour les intérêts du roi dans les atteliers de Racle. Cet homme emploié secrettement est allé à Berne solliciter en son propre et privé nom la concession de six mille quintaux de sel à Berne. Il n'avait pas un sou pour les paier, mais il était bien cautioné.
Messrs des Etats se voiant ainsi suplantés par un homme sans aveu se sont plains au subdélégué, qui est, comme vous savez, sindic, maire, trésorier, et fermier des terres du Roi à Versoi, etca. etca. Messieurs, leur a t-il dit, Mr Rose est un galant homme, il lui est permis d'acheter du sel où il voudra, mais celà n'est pas permis à vous autres. Vous ne pouvez faire un traitté avec une puissance étrangère sans la permission du Roi. Quoi! Monsieur, ce qui est permis à un déserteur ne le serait pas à une province? — Non, messieurs; croiez moi, écrivez au ministre des finances et au ministre des affaires étrangères. Les pauvres rats croient Raminagrobis, ils écrivent aux ministres. Les ministres tout étonnés consultent les fermiers généraux. Ceux cy répondent qu'on ne peut demander du Sel de Berne que pour le verser dans les provinces de France limitrofes, et qu'il faut prévenir ce crime de hautre trahison. Enconséquence le ministère mande à l'ambassadeur du roi en Suisse d'empêcher que messrs de Berne ne donnent un litron de sel à la province de Gex. Ainsi les Etats ont été privés du secours sur lequel ils comptaient; ils se sont eux mêmes coupés la gorge et la bourse en croiant Raminagrobis, et en demandant au ministère de France une permission qu'ils auraient pu prendre en vertu de l'édit du Roi, sans consulter personne. Raminagrobis actuellement se moque d'eux, établit son impôt, établit ses honoraires, met à part une Somme considérable pour le receveur général de Bresse, Bugei, Valromey et Gex, auquel il faudra porter humblement nôtre contribution, dont il comptera comme il voudra avec mrs de la ferme.
Nous sommes perdus, et il ne faut pas nous plaindre. Si nous crions, on nous enverra soixante bureaux de commis aulieu de trente que nous avions, et on nous mettra un baîllon à la bouche.
Quelques uns de nos étrangers qui ont acheté des maisons à Ferney vont les abandonner, et nous sommes menacés d'une destruction totale nous et nôtre obélisque, et la belle inscription latine que nous voulions y graver pour l'amusement des savants qui vont à Gex.
Si vous voulez, Madame, je vous conterai encor que lorsque j'étais pétrifié de ces désastres, j'ai reçu une Lettre de Mr Le Duc de Virtemberg qui me doit cent mille francs, et qui me mande qu'il ne peut me paier un soü qu'au commencement de l'année 1778. Il y a dans ce procédé je ne sçais quoi de digne de la grandeur d'un roi de France, et ce qu'il y a de bon, c'est que sûrement je serai mort de vieillesse et de misère, et ceux qui ont bâti mes maisons seront morts de faim avant l'an de grâce 1778.
Mr Racle se tire d'affaire par son génie, indépendamment des rois et des princes; il fait des chefs-d'œuvre en grands ouvrages de faïence, et il les vend à des gens qui paient.
Il y a bien loin de tout celà, Madame, à la petite drôlerie dont vous avez vu l'esquisse. Je n'ose vous en parler. Il faut avoir 25 ans pour faire de ces plaisanteries là, et j'en ai 83. J'en suis plus fâché que de toutes les traverses que j'essuie. Je me réfugie sous les ailes de mon brillant papillon, et sous l'égide de ma philosophe avec le plus tendre respect.
V.
Aiez le bonté, Madame, de brûler ma Lettre, sans quoi je courrais risque d'être brûlé moimême.