1776-12-10, de Voltaire [François Marie Arouet] à Guillaume Joseph Dupleix de Bacquencourt.

M.,

Agréez mes remerciements de la lettre dont vous m'honorés du 4 xbre. Voicy tout ce que je puis savoir dans mon lit concernant les affaires que nous avons eues à Berne.

Je me souviens que M. Fabri à son retour de Bourg en Bresse, où il avait travaillé sous vos ordres nous dit à Made Denis et à moi que le sr Roze avait fait un marché avec leurs Excellences de Berne pour six mille quintaux de leur sel blanc, et qu'on ne pouvait l'empêcher d'agir suivant son marché, attendu que par l'article trois de l'Edit du Roi enregistré au parlement de Dijon, il était permis à tout particulier de la province de Gex d'acheter du sel et de le vendre où il voudrait.

Cette nouvelle allarma bientôt toute la province, on vit avec effroi et avec horreur qu'un homme sans aveu, cy devant déserteur de la légion de Condé, aiant travaillé pendant deux ans chez le sr Racle ancien entrepreneur de Versoy, et aiant acheté son congé avec l'argent du sr Racle, formait une entreprise qui pouvait l'enrichir en une seule année, ruiner la province, et l'exposer au mécontentement du ministère. Tout le païs sçut bientôt qu'il était associé, et cautioné du sr Bremond, commis au bureau de la poste de Versoy, et receveur de cette poste pour M. Fabri votre subdélégué.

Vous concevez bien, Monsieur, quels effets produisirent dans les esprits, la crainte d'une taxe considérable à laquelle la province était imposée, et la crainte encor plus désespérante de ne payer cette taxe que pour enrichir le nommé Roze et ses associés. Il ne faut pas dissimuler que les allarmes furent poussées jusqu'à l'injustice de soupçonner M. Fabri lui même de trop protéger dans cette affaire Bremond son commis et par conséquent Roze.

Plusieurs membres des Etats ont eu à la fin recours à moi et m'ont prié de leur prêter trente mille francs pour paier ce qu'on doit aux fermiers généraux en attendant qu'ils pussent obtenir de Messieurs de Berne la même faveur que Roze avait extorquée, et qu'ils pussent au moïen de la vente du sel qu'ils auraient de Berne, parvenir à libérer la province de ses autres dettes.

Quoique je fusse très près d'une entière ruine par la quantité des maisons que j'ai bâties, je promis de prêter trente mille francs aux Etats et même de travailler pour eux auprès de Messieurs de Berne le tout à condition que vous approuveriés, Monsieur, le service que je consentais à leur rendre. J'eus l'honneur de vous en écrire le 28 9bre autant qu'il peut m'en souvenir.

Dans ce temps là même Mons. Fabri conseillait aux sindics de la noblesse d'écrire au ministre de France sur cette affaire des sels. Ils firent cette fausse démarche, et il en est résulté une lettre de Monsieur l'Ambassadeur de France en Suisse par laquelle il prie le Sénat de Berne de ne donner de sel ni à Roze, ni à nous.

Voilà Monsieur, à quel point nous en sommes par raport à l'affaire qui a été plutôt une tracasserie qu'une négociation.

Je ne pourrai d'ailleurs prêter trente mille francs à nos Etats comme je m'en flattais, parce que dans le temps même où je voulais leur faire ce plaisir, M. le duc de Virtemberg qui me doit cent mille francs d'argent, m'a demandé le délai d'une année pour me païer.

Les Etats n'ont donc autre chose à faire à présent qu'à établir une taxe juste et proportionelle, qui sans fouler le païs puisse servir à païer toutes les charges.

Maintenant M. permettez moi de vous consulter sur l'usage que doit faire notre province du droit qu'elle a par l'article trois de l'Edit, d'acheter ou de vendre du sel où elle voudra. Il eut été sans doute, honteux et absurde que suivant la lettre de cet édit un homme sans aveu comme Roze eût eu le pouvoir de ruiner la province, qu'elle n'eût pas la faculté elle même. Elle dit à la ferme générale, Nous avons contracté ensemble tous le bon plaisir du Roi, je donne dix mille écus à condition que j'achèterai mon sel où il me plaira, vous avez hésité une année à m'en vendre, vendez moi ce qu'il m'en faut, sinon j'en achéterai ailleurs. Quand il est à bon marché on en consomme beaucoup. Nous avons augmenté cette année prodigieusement nos salaisons, nos fromages, nous fesons prospérer nos bestiaux à qui nous ne donnions point de sel auparavant. Il nous faut environ quatre mille cinq cents minots de sel par an. Si nous le trouvons pas dans votre boutique nous les chercherons dans une autre.

C'est donc à ces deux mots d'acheteur et de vendeur que se borne toute la négociation entre la ferme générale et nos Etats.

Dans ce marché qui dépend d'un oui ou d'un non, on fait intervenir la politique, et la politique dit, si la ferme du Roi vend son sel à Gex, Gex le renversera dans le roïaume; elle élèvera une pépinière de contrebandiers, il se formera des Mandrins, il n'y aura plus sur la frontière de cette province que des procez criminels, des potences, et des roues.

Gex répond à cette objection, les faussoniers n'ont existé que dans le tems où ce païs était vexé par quatorze brigades de commis, et maintenant qu'il est réputé province étrangère on ne voit plus de contrebandiers.

Je prends la parole alors Monsieur, si vous le permettez et je dis à la politique, ma province ne vous trompe pas, je vous atteste que toutes les fois que je sortais de mon lit pour m'aller promener, je voiais passer dans Ferney quarante à cinquante coquins montés sur des chevaux plus maigres que moi, armés de fusils et de pistolets à deux coups, prenant le chemin du Rhone et je n'en ai pas apperçu un seul l'été passé.

Si les gens de Gex achètent du sel blanc de Suisse, ils ne peuvent l'aller vendre que dans la Franche Comté où il est à meilleur marché. Ils ne peuvent le transporter par le Mont Jura dont il est impossible de passer les défilés à cheval, ils ne pourraient tenter que l'entrée du Bugey, il n'y a qu'un seul passage et c'est à vous à le garder. Tout bien examiné, Messieurs, cette contrebande de sel qui vous fait tant de peur, ne peut jamais aller à dix mille francs par année et nous vous en donnons trente mille. Ajoutez à ce bénéfice que vous faittes sur nous, Messieurs, le produit immense de vos traittes sur nos frontières, du côté de Collonge Longeray. Toutes les marchandises étrangères qui passaient par vos bureaux ne vous paiaient rien autrefois, et paient aujourd'hui. Votre bureau qui était à Collonge, et qui est actuellement à Longeray, vous a vallu cette année le triple de ce qu'il vous vallut il y a trois ans. N'aiez donc point de scrupule sur le marché que vous avez fait avec nous, il vous est pour le moins aussi favorable qu'à notre province.

C'est à peu près ainsi, Monsieur, qu'on pourrait plaider devant vous. C'est à vous à juger. Pour moi qui ne puis prendre aucun intérêt personnel dans tous ces petits intérêts divers assez mal entendus qui partagent tous les esprits de cette taupinière, faitte pour être ignorée du monde entier, moi qui n'ai devant les yeux que mes quatre vingt trois ans, mes maladies et la mort, je m'en remets entièrement à votre décision et à votre protection.

Je relisais ce matin la deffense de Pondicheri par Monsieur votre Oncle, qui fit lever le siège aux Anglais, et la réception qu'il fit à Mouzaferzingue et à Chandosaëb fait paraitre le païs de Gex bien chétif.

Je suis avec respect,

M.

Votre.