1771-04-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Juste de Beauvau, prince de Beauvau-Craon.

Je me mets aux pieds de mon très respectable confrère qui veut bien m'appeller de ce nom, comme un chêne est le confrère d'un roseau.
Le roseau en levant sa petite tête dit très humblement au chêne, Ceux de Dodone n'ont jamais mieux parlé. Il est vrai illustre chêne que vous n'avez point prédit l'avenir, mais vous avez raconté le passé avec une noblesse, une décence, une finesse, un art admirable.

En parlant de ce que le Roi a fait de grand Et d'utile, vous avez trouvé le secret de faire l'éloge d'un ministre vôtre ami, dont les soins ont rendu le Comtat d'Avignon à la couronne, subjugué et policé la Corse, rétabli la discipline militaire, et assuré la paix de la France. Vous avez sacrifié à l'amitié et à la vérité. Je n'ai que deux jours à vivre, mais j'emploierai ces deux jours à aimer et à révérer un grand ministre qui m'a comblé de bontés, et le Roi approuvera ma reconnaissance.

Je ne me mêle pas assurément des affaires d'état; ce n'est pas le partage des roseaux; j'aplaudis comme vous à l'érection des six conseils, à la justice rendue gratuitement, aux frais de Justice dont les seigneurs des terres sont délivrés; mais je n'écris point sur ces objets; j'en suis bien loin; et je suis indigné contre ceux qui m'attribuent tant de belles choses.

Il y a entre autres écrits, un avis important à la noblesse de France, dont la moitié est prise mot pour mot d'un petit livre d'un Jesuite, intitulé Tout se dira; et on a l'injustice et l'ignorance de m'imputer cette feuille qui n'est qu'un réchaufé. Qu'on m'impute Barmécide, voilà mon ouvrage; je le réciterais au Roi.

Mais dans ma vieillesse et dans ma retraitte, je ne peux que rendre justice obscurément et sans bruit au mérite. C'est ainsi que ce pauvre roseau cassé en use avec le beau chêne verdoiant, auquel il présente son profond respect.