1772-09-29, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Joseph, prince de Ligne.

On dit, Monsieur Le Prince, que les mourants prophétisent.
Je me trouve peut être dans le cas. Je fis, il y a trois mois, une assez mauvaise Tragédie qu’on poura bien jouer au retour de Fontainebleau. Il s’est trouvé que c’était mot pour mot, dans deux ou trois situations, l’avanture du Roi de Suede. J’en suis encor tout étonné, car envérité je n’y entendais pas finesse.

Puis donc que vous me faittes apercevoir que je suis prophête, je vous prédis que vous serez ce que vous êtes déjà, un des plus aimables hommes de L’Europe et un des plus respectables. Je vous prédis que vous introduirez le goût et les grâces chez une nation qui peut être a cru jusqu’à présent que ses bonnes qualités lui devaient tenir lieu d’agréments.

Je vous prédis que vous ferez connaître la saine philosophie à des esprits qui en sont encor un peu loin, et que vous serez heureux en la cultivant.

Je me prédis à moi, sans être sorcier, que je vous serai attaché jusqu’au dernier moment de ma vie avec le plus tendre et le plus sincère respect.

Le vieux malade de Ferney V.