Lausanne 20e 8bre 1757
Votre amité monsieur & votre probité éclairée me fortifient contre la répugnance que j'aurais naturellemtà communiquer des idées qui peut-être sont très hasardées.
Je vous les soumets avec confiance.
Il n'a tenu qu'à moi il y a près de deux ans d'accepter du roi de Prusse des biens dont je n'ai pas besoin, et ce qu'on appelle des honneurs dont je n'ai que faire; il m'a écrit en dernier lieu avec une confiance que je juge même trop grande, & dont je n'abuserai pas. Made la margrave m'étonnerait beaucoup si elle faisait le voyage de Paris. Elle était mourante il y a 15 jours & je doute qu'elle puisse & qu'elle veuille entreprendre ce voyage; ce qu'elle m'a écrit, ce que le roi son frère m'a écrit est si étrange, si singulier, qu'on ne le croirait pas, que je ne le crois pas moi même, & que je n'en dirai rien de peur de lui faire trop de tort.
Je dois me borner à vous avouer qu'en qualité d'homme très attaché à cette princesse, d'homme qui a appartenu à son frère, & surtout d'homme qui aime le bien public, je lui ai conseillé de tenter des démarches à la cour de France; je n'ai jamais pu me persuader qu'on voulût donner à la maison d'Autriche plus de puissance qu'elle n'en a jamais eu en Allemagne sous Ferdinand second, & la mettre en état de s'unir à la première occasion avec l'Angre plus puissammt que jamais; je ne me mêle point de politique, mais la balance en tout genre me paraît bien naturelle.
Je sais bien que le roi de Prusse par sa conduite a forcé la cour de France à le punir, & à lui faire perdre une partie de ses états. Elle ne peut empêcher à présent que la maison d'Autriche ne reprenne sa Silesie, ni même que les Suedois ne se ressaisissent de quelque terrain en Poméranie. Il faut sans doute que le roi de Prusse perde beaucoup, mais pourquoi le dépouiller de tout? Quel beau rôle peut jouer Louis 15 en se rendant l'arbitre des puissances, en faisant les partages, en renouvelant la célèbre époque de la paix de Westphalie? Aucun événemt du siècle de Louis 14 ne serait aussi glorieux.
Il m'a paru que made la markgrave avait une estime particulière pour un homme respectable que vous voyez souvent; j'imagine que si elle écrivait directemt au roi une lettre touchante & raisonnée & qu'elle adressât cette lettre à la personne dont je vous parle, cette personne pourrait sans se compromettre l'appuyer de son crédit & de son conseil; il serait ce me semble bien difficile qu'on refusât l'offre d'être l'arbitre de tout & de donner des lois absolues à un prince qui croyait le 17e juin en donner à toute l'Allemagne; qui sait même si la personne principale qui aurait envoyé la lt͞re de made la margrave au roi, qui l'aurait appuyée, qui l'aurait fait réussir, ne pourrait pas se mettre à la tête du congrès qui réglerait la destinée de l'Europe? Ce ne serait sortir de sa retraite honorable que pour la plus noble fonction qu'un homme puisse faire dans le monde, ce serait couronner sa carrière de gloire.
Je vous avouerai que le roi de Prusse était il y a 15 jours très loin de se prêter à une telle soumission. Il était dans des sentiments extrêmes & bien opposés, mais ce qu'il ne voulait pas hier, il peut le vouloir demain. Je n'en serais pas surpris, & quelque parti qu'il prenne il ne m'étonnera jamais.
Peut-être que la personne principale dont je vous parle ne voudrait pas conseiller une nouvelle démarche à made la markgrave, peut-être cet homme sage craindrait que ceux qui ne sont pas de son avis dans le Conseil, l'accusassent d'avoir engagé cette négociation pour faire prévaloir l'autorité de ses avis et de sa sagesse, peut-être verrait-il à cette entremise des obstacles qu'il est à portée d'apercevoir mieux que personne, mais s'il voit les obstacles, il voit aussi les ressources. Je conçois qu'il ne voudra pas se compromettre; mais si dans vos conversations vous lui expliquez mes idées mal digérées, s'il les rectifie, si vous entrevoyez qu'il ne trouvera pas mauvais que j'insiste auprès de made la markgrave & même auprès du roi son frère pour les engager à se remettre en tout à la discrétion du roi, alors je pourrais écrire avec plus de force que je n'ai fait jusqu'à présent. J'ai parlé au roi de Prusse dans mes lettres avec beaucoup de liberté, il m'a mis en droit de lui tout dire, je peux user de ce droit dans toute son étendue à la faveur de mon obscurité; il m'écrit par des voies assez sûres. J'ose vous dire que si ses lettres avaient été prises il aurait eu cruellemtà se repentir; je continue avec lui ce commerce très étrange; mais je lui écrirai ce que je pense avec plus de fermeté & d'assurance si ce que je pense était approuvé de la personne dont vous approchez; vous jugez bien que son nom ne serait jamais prononcé.
Je sais bien qu'après les procédés que le roi de Prusse a eus avec moi, il est fort surprenant qu'il m'écrive, & que je sois peut-être le seul homme à présent qu'il ait mis dans la nécessité de lui parler comme on ne parle point aux rois; mais la chose est ainsi.
C'est donc à vous mon cher monsieur à développer à l'homme respectable dont il est question, ma situation & mes sentiments avec votre prudence & votre discrétion ordinaires; je n'ai besoin de rien sur la terre que de santé; toute mon ambition se borne à n'avoir pas la colique; & je crois que le roi de Prusse serait très heureux s'il pensait comme moi.
Je vous écris d'un cabinet d'où je vois douze lieues de lac & de campagne; mr de Montferrat a été bien content de ma retraite des Délices, mais dussiez vous en être fâché, ma maison de Lausanne est encore plus agréable.
Il n'y a pas grand mérite à être philosophe dans de si beaux lieux avec ma chère liberté, made Denis, des amis & des livres. Tout ce dont je jouis est bien plus solide que ce que je viens d'écrire. A l'égard du liquide, c'est à dire des bons vins, je ne vous presse pas; mes besoins ne regardent que la fin de l'hiver.
Bonsoir mon très cher correspondant, je suis honteux d'avoir presque rempli huit pages.