9e aoust 1760 au château de Tournay païs de Gex par Genêve
Je vous remercie bien sensiblement, Monsieur, d'une attention qui m'honore, et d'un souvenir qui augmente mon bonheur dans mes charmantes retraittes; il y a longtemps que je regarde vos Lettres au père Parenin et ses réponses, comme des monuments bien prétieux; mais n'allons pas plus loin, s'il vous plaît; j'aime passionément Ciceron, parce qu'il doute; vos Lettres à Père Parenin sont des doutes de Ciceron; mais quand mr Guignes a voulu conjecturer après vous il a rêvé très creux.
J'ai été obligé en conscience de me moquer de lui (sans le nommer pourtant) dans la préface de l'histoire de Pierre le grand. On imprimait cette histoire l'année passée, lorsqu'on m'envoya cette plaisanterie de Mr Guignes; je vous avoüe que j'éclattai de rire en voyant que le Roy Yu était précisément le roy d'Egipte Menès, Comme Platon était chez Scarron l'anagramme de Chopine, en changeant seulement Pla en Cho, et ton en Pine. J'étais émerveillé qu'on fût si doctement absurde dans nôtre siècle. Je pris donc la liberté de dire dans ma préface, Je sçais que des philosophes d'un grand mérite, ont crû voir quelque conformité entre ces peuples, mais on a trop abusé de leurs doutes&a.
Or ces philosophes d'un grand mérite, c'est vous, Monsieur, et ceux qui abusent de vos doutes, ce sont les Guignes. Je lui en devais d'ailleurs à propos des huns, car mr Guigne se moque encor du monde avec son histoire des huns: j'ai vû des huns, moi qui vous parle, j'ai eu chez moi de petits huns, nés à trois cent lieües de L'Est de Tobolskoy, qui ressemblaient Comme deux goutes d'eau à des chiens de Boulogne, et qui avaient beaucoup d'esprit; ils parlaient français comme s'ils étaient nés à Paris, et je me consolais de nous voir battus de tous côtés, en voiant que nôtre langue triomphait dans la Sibérie; celà est, par parenthèse, bien remarquable. Jamais nous n'avons écrit de si mauvais livres et fait tant de sottises qu'aujourd'huy; et jamais nôtre langue n'a été si étendüe dans le monde.
J'aurai l'honneur de vous soumettre incessamment le premier volume de l'Empire de Russie sous Pierre le grand. Il commence par une description des provinces de la Russie, et l'on y verra des choses plus extraordinaires que les imaginations de Mr Guigne, mais ce n'est pas ma faute; je n'ai fait que dépouiller les archives de Petersbourg et de Moscou qu'on m'a envoyées. Je n'ai point voulû faire paraître ce volûme avant de l'exposer à la critique des sçavants d'Arcangel et du Canchatka; mon éxemplaire a resté un an en Russie, on me le renvoie, on m'assure que je n'ai trompé personne, en avançant que les Samoyèdes ont le mamellon d'un beau noir d'Ebène, et qu'il y a encor des races d'hommes gris pomelés fort jolis: ceux qui aiment la variété seront fort aises de cette découverte, on aime à voir la nature s'élargir; nous étions autrefois trop resserrés, les curieux ne seront pas fâchés de voir ce que c'est qu'un Empire de deux mille lieües; mais on a beau faire; Ramponeau, les comédies du boulevard, et Jean Jaques mangeant sa laitüe à quatre pattes, l'emporteront toujours sur les recherches philosophiques.
Je ne peux finir cette Lettre, Monsieur, sans vous dire un petit mot de vos Egyptiens: je vous avoüe que je crois les Indiens et les Chinois plus anciennement policés que les habitans de Mesraïm; ma raison est, qu'un petit païs très étroit, inondé tous les ans, a dû être habité bien plus tard que le sol des Indes et de la Chine, beaucoup plus favorable à la culture et à la construction des villes; et comme les pèchés nous viennent de Perse, je crois qu'une certaine espèce d'homme à peu près semblable à la nôtre, pourait bien nous venir d'Asie. Si Sésostris a fait quelques conquêtes, à la bonne heure, mais les Egyptiens n'ont pas été taillés pour être conquérans. C'est de tous les peuples de la terre le plus moû, le plus lâche, le plus frivôle, le plus sottement superstitieux. Quiconque s'est présenté pour lui doner les Estrivières l'a subjugué comme un troupeau de moutons; Cambise, Alexandre, les successeurs d'Aléxandre, César, Auguste, les Califes, les circasses, les Turcs n'ont eu qu'à se montrer en Egypte pour en être les maîtres. Aparemment que du temps de Sésostris ils étaient d'une autre pâte, ou que leurs voisins de Sirie et de Phénicie étaient encor plus méprisables qu'eux.
Pour moi, Monsieur, je me suis voüé aux allobroges, et je m'en trouve bien; je jouis de la plus heureuse indépendance, je me moque quelquefois des allobroges de Paris; je vous aime, je vous estime, je vous réverrerai jusqu'à ce que mon Corps soit rendu aux Elémens dont il est tiré.
J'ay l'honneur d'être avec le respect que je dois à votre mérite et la tendresse que méritent vos mœurs aimables v. t. h. ob. str
le suisse-allobroge V.