1761-12-31, de Michel Ange André Le Roux Deshauterayes à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Je prends la liberté de vous addresser quelques réflexions, que j'ai faites dessus, comme vous avés paru le désirer.
Elles seront courtes, puissent elles être égallement solides et mériter votre approbation! Il reste encore tant de vérités à découvrir, que je ne puis assés m'étonner, qu'on s'amuse à caresser si longtemps l'illusion qui n'en est que le masque. L'homme le plus habile et le plus éclairé peut se tromper, et prendre l'ombre pour la réalité. Une idée le frappe, il caresse tout ce qui rappelle cette idée, tout ce qui peut la favoriser, il éloigne tout ce qui la combat et la détruit, c'est ce que je conçois aisément; mais ce que je ne conçois qu'avec peine, c'est qu'un autre habile homme à qui on communique cette même idée, la saisisse avec emportement et se laisse surprendre.

Rome nous en fournit un Exemple, dans M. Turbervillus Needham. Ce savant voyait depuis dix ans à la cour de Turin le buste appellé d'Isis, sur lequel se trouve une inscription en caractères inconnus et il n'y remarquoit rien que ce que tout les antiquaires y avoient remarqué jusques là. Mais le Mémoire dans lequel M. de Guignes prouve que les Chinois sont une colonie d'Egyptiens, lui dessilla les yeux. Il ne vit plus dans ces caractères inconnus que des Lettres chinoises et pour s'en assurer d'avantage, il eut le soin de faire dessiner le Buste et les caractères qui étoient gravés dessus dans l'intention d'en envoier un dessein soit à Peking soit à Quantong pour en avoir l'explication.

Un chinois attaché à la Bibliothèque du Vatican et originaire de Peking lui épargna cette peine: M. Tubervillus Needham lui communiqua le dessein du Buste, mais ce chinois quoi qu'habile homme, n'i comprit rien d'abord, sed nihil prorsus aspectu primo intellexit. Mr Turbervillus Needham ne se rebuta point de ce peu de succès. Il fit entendre au sçavant de Peking que ces Lettres inconnües pourroient être des anciens caractères chinois et en conséquence il lui remit son dessein pour qu'il les examinât plus à loisir. Le Chinois complaisant s'appliqua de toutes ses forces à chercher dans le Grand Dictionnaire chinois imprimé par les ordres de l'Empereur Khangchi des traits et des monogrammes qui approchassent de la figure des caractères inconnus du buste et après un travail aussi ingrat de plusieurs jours il donna à M. Tubervillus Needham la comparaison et la signification de 12 de ces caractères. M. Tubervillus Needham ne s'étourdit pas de cette réüssite, il voulut avoir là dessus le témoignage de l'attestation des savants de Rome, et il invita Le R. P. Jacquier, religieux de l'Ordre des minimes, M. Venati, antiquaire de sa sainteté, et M. Wilcocks, sçavant anglois, pour juger de la comparaison des Lettres inconnües avec les anciens caractères chinois: ces Messieurs jugèrent qu'il falloit procéder à la découverte des autres caractères et ils furent satisfaits à cet égard au bout de trois ou quatre jours. Il faut confesser ici la candeur et la sincérité de M. Tubervillus Needham, il avoüe avec cette franchise dont les savants devroient tous se piquer que s'il eut des approbateurs dans cette opération il trouva aussi des incrédules assez peu clairvoiants pour ne point apperçevoir la vérité de cette découverte: des gens savans à préjugés qui ne saisirent point le parallèle qu'on avoit tenté d'établir entre les caractères chinois et les caractères inconnus novi credulitatem in multis, in aliis incredulitatem eorumdem hominum&c., et il traitte fort mal ces derniers, jusques là qu'au lieu de leur accorder le titre de philosophes, il leur refusa même celui d'hommes, non philosophes hos, nequidem homines nominaverim; vous serez sans doute curieux Mr d'apprendre le sens de l'inscription du buste: le voici: 'frons tam lata est oculi sunt coerulei alba est facies, unum sive primum persona magna haec est figura ejus, longitudine palmas magnas marmoreas cum dimidiâ habetat novem ejusdem generit coloris nigri, Nimis aut valde pulchra priùs erat præsenti tempora tamquam Dea veneratur Shí soù chí'.

Je vous serai sensiblement obligé, Monsieur, de me dire votre sentiment au sujet de cette interprétation, pour moi je vous avoüe franchement que je ne la comprends guère mieux que les caractères inconnus. Je crois cependant apperçevoir dans ces paroles que la Déesse Chi Sou Tchi qui avoit un front fort large, des yeux bleus, un visage blanc et une taille de neuf grandes palmes et demis de marbre noir étoit adorée, mais l'assemblage de ces paroles me parait si singulièrement originale, et le nom de la Déesse Chi Sou Tchi m'est tellement inconnu que je ne sçais que penser de toute cette inscription. M. Tubervillus Needham croit que le buste en question n'est que la copie d'une autre statue dont on désigne sur ce buste le front, la face, Les yeux et la stature. M. Tubervillus Nedham aureste ne s'inquiète pas beaucoup que l'on attaque cette explication, dont ni lui ni ses amis dit il ne sont point en état de juger, faute d'entendre la langue chinoise; il prétend qu'il lui suffit, d'avoir vü dans le Dictionnaire de Khanghi des caractères chinois semblables pour la figure aux caractères inconnus de l'Inscription. Après cela, tout est dit et on ne peut plus douter de l'origine commune des chinois et des Egyptiens. Causa finita est, nec ullus dubitabit Ægyptios olim, et Sinentes communi societatis vinculo obstrictos fuisse, si non et communi gaudeant origine; et una natio non sit surculus excisus ab altera. Cette conclusion vous paroit elle bien juste Monsieur, et ne peut on point objecter à M. Tubervillus Needham que la ressemblance qu'il trouve, entre les caractères chinois et les caractères inconnus de l'inscription ne décideroit rien, si ces mêmes caractères ainsi rangés ne présentoient aucun sens raisonnable, puis qu'il ne peut être rare de trouver dans plus de 80000 caractères dont la Langue chinoise est composée, des ressemblances très marquées, non seulement avec les caractères inconnus de l'inscription, mais encore avec tous les alphabeths des différentes Langues? Je ne désespérerois point avec le secours des caractères chinois de donner une nouvelle Interprétation à l'almanach du bon laboureur. M. Turbervillus Needham ne s'embarrasse point non plus de faire des recherches sur la personne ou Déesse désignée dans l'Inscription sous le nom de Chi Sou Tchi, il lui suffit de scavoir que ce nom est Egyptien et peu différent des noms de Sesostris, de Sesak, de Sochis, d'Asouchi, de Sasouchis; ce sera le nom du prince qui a fait faire ce buste, si on lit l'Inscription dans l'ordre qu'il l'a traduit, mais si on change cet ordre, et qu'on lise perpendiculairement et de gauche à droite, ce sera dit il le nom même de la Déesse que le buste représente. Voilà comme vous voiez Monsieur, une inscription aussi artistement arrangée que les chiffres d'Agrippa, on nous propose de la lire de deux sens contraires et ce renversement ne change rien au sens de l'inscription. Utroque modo res Sunis poterit, prout Inscriptionem Legere, ordinatis hoc, vel illo modo lineis perpendicularibus, lectori voluntas fuerit, &c. Avez vous jamais trouvé un interprète plus complaisant et plus adroit?

Mais il y a encore ici une fort bonne objection à faire et m. Tubervillus Needham l'a prévüe. La voici: Les chinois en recevant les signes hiéroglyphiques des Egyptiens n'admirent point en même tems les sons que ces derniers y attachoient. Buttés au sens de chacun de ces hyéroglyphes, ils appliquèrent à leur prononciation les termes barbares de leur Langue qui exprimoient les mêmes idées, cela étant de l'aveu même de mr Turbervillus Needham, on demande comment est il possible de connoitre quels sons les Egyptiens donnoient aux trois derniers caractères de l'Inscription que l'on prononce Chi Sou Tchi de la façon des chinois tandis que ce nom écrit en caractères Egyptiens doit être aussi prononcé de la façon des Egyptiens? Mr Turbervillus Needham a très bien saisi cette objection qui tient trois pages dans sa brochure. Je doute qu'on puisse donner une solution satisfaisante à cette difficulté, cependant mr Turbervillus Needham entreprend d'y répondre et il débite à cette occasion quelques conjectures que voici en substance, 1. disant que toute Langue réduite à ses radicales, contient à peu de chose près, les mêmes sons, qui sont ou peuvent être exprimés par les mêmes caractères, 'omnis enim Lingua in monosyllabas, quœ prima sunt illius quasi elementa redacta, eosdem propè continet sonos, qui eisdem exprimuntur, vel exprimi possunt characteribus etiam apud nos, paucis solum modo exceptis, qui unis cuique genti peculiares sunt'. 2. Il ne trouva point étonnant que trois caractères, tels que ceux de l'Inscription qui expriment un nom propre se prononcent de même chez les chinois et chez les Egyptiens, puisque la même chose arrive dans toutes les langues de l'Europe qui bien que différentes expriment tous les noms propres de la même manière. 3e Que cet accord des sons chinois et Egyptiens pour exprimer un caractère ou Hiéroglyphe commun à l'un et à l'autre de ces peuples, n'empêche pas que leur langue ne soit très différente, surtout lorsque ce Hiéroglyphe ne présente aucun sens en chinois, puis que le sens ou la signification d'un terme dans la Langue parlée des Chinois qui est presque toute monosyllabique dépend dit on de l'accentuation, et de la liaison qu'il a dans la phrase avec ce qui précède ou ce qui suit.

La première de ces propositions me paroît fort obscure ou pour mieux dire je ne l'entends pas, car enfin qui peut douter que les mêmes sons communs à différents peuples puissent être exprimés dans les mêmes caractères, si ces différens peuples ont un même alphabet?