1764-02-29, de Paul Claude Moultou à Voltaire [François Marie Arouet].

Ce n'est pas tout à fait ma faute, Monsieur, si je réponds si tard à la lettre que vous m'avez fait l'honeur de m'écrire.
J'avais comuniqué à mr Abauzit l'objection contre le monument chinois, il m'avait promis de l'examiner, & je voulais vous fère juge de sa réponse. Sans doute que le froid l'empêche d'aller à la Bibliothèque, car je n'ai rien reçu de lui, & je ne veux pas que ce retard me prive plus longtemps du plaisir de vous écrire.

Voici donc, Monsieur, l'objection, je la soumets à vos lumières. L'inscription qu'on lit sur le monument, porte entre autres choses, que Jesus Christ montant au ciel vers l'heure de midy, laissa vingt sept livres qui contienent sa doctrine. Les livres du N. T. reçus àprésent par les Grecs & par les Latins, sont effectivement au nombre de 27, mais en l'année 782, qui est la datte de l'inscription, les Syriens ne recevaient que vingt-deux livres du N. T. Or ce sont des Syriens qui doivent avoir fait graver les deux inscriptions, l'une en syriaque et l'autre en chinois.

Vous voiés donc que le faussaire s'est trahi lui même, il attribuë à des Syriens la croiance des Grecs & des Latins. Il y a icy des oreilles toutes entières.

Aureste il est très facile de prouver que les Syriens ne recevaient alors que 22 livres du N. T. Mr Asseman(B. Or. To. 111. par.1, p.9) le dit expressément, après Pocock et Fabricius, qu'il allègue. Aussi Ebedjesu n'a-t'il mis dans son catalogue que trois Epitres canoniques, rejettant les quatre autres, et l'Apocalypse?

Cosmas, qui était Egyptien, & qui écrivait dans le sixième siècle, assure que les Syriens n'ont que la 1e épitre de st Jean, la 1ère de st Pierre & celle de st Jaques; qu'à l'égard des quatre autres, elles ne se trouvent pas même dans leurs églises. Cosm. Topograph, Christ. LVIII. p.292. Ce monument chinois est donc un monument Jesuitique, et ce n'est pas le millième que ces fourbes ont supposé ou falsifié.

Je viens de lire Athénagoras, & j'ai été charmé de la politesse de cet écrivain. J'y ai trouvé un passage, monsieur, qui pourra vous être utile si l'on vous attaque sur les Persécutions. Les Payens dit il, nous accusent de manger de la chair humaine, et ils nous persécutent nonobstant les Loix qui ont été faites, par vous & par vos prédécesseurs. Ce passage dit beaucoup. Mais les chrétiens de ce temps là étaient des homes bien extraordinaires; nous agissons toujours, dit-il, conformément à la raison & a nos principes, et nous ne nous en éloignons jamais. C'était plus que des stoïciens.

On dit qu'un arrêt du conseil ordone à toutes les comunautés religieuses, de doner des déclarations exactes de leurs possessions & de leurs revenus; il était bien temps de manger un peu de ces gens là, qui dévorent depuis si longtemps le monde. Si l'on vous eût cru on n'aurait pas tant différé. Peu à peu, monsieur, on suivra toutes vos idées, & le monde en ira bien mieux. Quand est-ce que la tolérance paraitra? Tout se prépare à la fère bien recevoir. Made la Duchesse d'Enville, se plaint de vous, Monsieur, e[t] m'écrit ces mots.

'Si Mr de Voltaire est autant de mes amis que vous me le dites, coment a t'il pu m'oublier à ce point? Il a envoié icy deux contes dont l'un s'apelle le désir, et l'autre les trois manières, tout le monde me les demande, et je conviens en toute humilité que je ne les ai point vus; cette ignorance ne fait point honeur à mr de Voltaire, et aux autres amis que je me vante d'avoir à Genève'.

Je dois répondre vendredy à Me D'Enville, que lui dirai-je, Monsieur? Je savais trop l'estime qu'elle a pour vos ouvrages, pour douter qu'elle ne me sçût mauvais gré de ne vous avoir pas engagé à les lui envoier. Je suis toujours plein de respect pour vous. Je vous suplie de me mettre aux pieds de madame Denis.