1762-08-02, de Jean Jacques Dortous de Mairan à Voltaire [François Marie Arouet].

J'ose toujours, Monsieur, vous présenter mes foibles productions, malgré le danger qu'il y a de les porter sous des yeux aussi éclairés que les vôtres.
C'est un hommage que je rends à l'amitié dont je me flatte que vous ne cessez pas de m'honorer. Le morceau de Mythologie que vous trouverez ci joint n'a guère d'autre existance que celle qu'il tient d'une célèbre Académie qui a bien voulu l'adopter parmi ses Mémoires. Je me persuade, et c'en est ici un exemple, que le différent aspect des phénomènes de la nature chez les anciens peuples, a raison des lieux et du climat, et dans la primitive ignorance, y a produit une bonne partie de leur Physique, de leurs loix, de leur Théologie surtout, et autant de visions et d'absurdités différentes. Vos ouvrages sont pleins de semblables recherches, mais qui sçait comme vous, Monsieur, les mettre en oeuvre?

Mes Lettres au P. Parrenin, que le digne ami M. Thieriot, me fit le plaisir de vous envoyer, m'en ont valu une de votre part, semée de traits flatteurs pour moi, et d'instructions curieuses pour tout de monde. Mais autant que je m'en suis fait honneur, autant suis je honteux de vous en faire si tard mes très humbles remercimens, ainsi que du premier tome de votre histoire du Czar Pierre le Grand; Et je n'ai malheureusement à vous alléguer là dessus que la triste excuse d'une vieillesse qui n'est pas à beaucoup près aussi active ni aussi féconde qu'on peut prévoir que sera celle de Monsieur de Voltaire. Je ne puis vous exprimer tout le plaisir que m'a fait la lecture de cette histoire utile, où vous faites sentir partout combien le héros des loix, des sciences et des arts, est préférable au simple héros des conquêtes.

Il est vrai que vous traitez assés mal mes bons chinois et mes Egyptiens dans cette lettre. Mais c'est encore ici une affaire de point de vue, et je ne désespérerois pas de vous remettre bien ensemble, si j'étois assés heureux pour pouvoir faire avec vous, Monsieur, quelques promenades sur le bord du lac de Geneve, ou dans votre délicieuse campagne de Fernay. Je vous livrerois d'abord le gros de ces individus, chinois et Egyptiens, en qualité de pédant scrupuleusement attachés à leurs pratiques gênantes, à leur ignorance ou à leur plat sçavoir, et avec qui l'on ne s'avisera jamais de lier la partie d'un bon souper. Je vous prierois ensuite de les considérer plus en grand et par d'autres côtés, conformément à ce que j'en disois au P. Parrenin, et relativement à leurs dispositions pour un gouvernement durable et suffisamment heureux, c'est à dire, autant que l'humaine nature peut le comparer sur la grande masse des hommes, qui sera toujours celle du vulgaire ignorant. Il y a quatre mille ans que les Chinois jouissent de ce bonheur. Les Egyptiens en ont joui pendant bien des siècles, comme il paroit par ce que l'histoire nous en a conservé, et par leurs éternels monumens. Je conviens qu'ils ont été ensuite subjugués de toutes parts, après avoir été conquérants quinze ou seize cens ans avant l'Ere chrétienne, et sans doute trop conquérants, dans une position, et au milieu de peuples à qui ils apprirent à l'être. Cependant mon foible pour eux tombe encore davantage sur les sciences et les arts qui fleurirent chez eux de temps immémorial, et dont, à mon avis, ils furent les premiers instituteurs. Mais j'avoue, Monsieur que tout cela demanderoit bien des promenades pour être mis dans son jour.

Je suis sensible à tout ce que vous avez fait et que vous faites actuellement pour la nièce du grand Corneille. Le public y gagnera un excellent ouvrage, et j'espère qu'il n'y perdra pas la suite de l'histoire du Czar, que vous m'avez promise et dont je ne me résoudrai jamais à vous tenir quitte.

J'avois oublié jusqu'ici, Monsieur, de vous demander si vous avez la seconde édition de mon Traité de l'Aurore Boréale, dont les conjectures sur l'Olympe ne sont qu'un petit corollaire. Mandez le moi, je vous prie, ou à M. Thieriot. Vos fréquens voyages d'alors m'empêchèrent, je crois, de vous l'envoyer.

Je suis toujours avec les sentimens de respect et d'admiration que vous méritez, et avec l'attachement le plus sincère,

Monsieur

Votre très humble et très obéissant serviteur

Dortous de Mairan