1760-11-05, de Jean Le Rond d'Alembert à Voltaire [François Marie Arouet].

J'ai reçu, mon cher maitre, et lû l'histoire du Czar, & je vous remercie tout à la fois du plaisir et du présent que vous m'avez fait.
Cet ouvrage est comme tout ce que vous faites, plein d'agrément et de Philosophie. Si L'histoire de Pierre I n'est pas aussi piquante que celle de Charles XII, c'est que l'histoire des fous est toujours plus amusante que celle des sages, même quand ces sages ont été Princes. Il me semble que le petit nombre de bons juges que je connois, rend à votre ouvrage la même justice que moi. Mais la populace des lecteurs, qui croit juger parce qu'elle condamne, se donne les airs de n'en être pas satisfaite; je vous ferai grâce de ses raisonnemens. Que voulez vous? Voilà cinq ou six succès que vous avez de suite, & cela est fatigant. On ne veut point absolument que vous en ayez un septième. Vous avez beau être à cent lieües de l'envie, à cent lieües de la superstition, à cent lieües en un mot des auteurs et des Prêtres, vous n'êtes encore qu'à moitié mort, et vos compatriotes vous traitent comme un demi-vivant. On dit qu'il n'y a pas jusqu'à deux ou trois Russes qui sont icy à la suite des Autrichiens, qui ne se donnent les airs de n'être pas contens du bien que vous avez dit d'eux. Voilà l'obligation que vous avez au czar Pierre, d'avoir fait des Russes qui viennent à Paris juger de travers. Je leur passe d'être mécontens du maréchal Daun, mais non pas de vous qui ne les avez que trop bien traités. Car pour vous le dire en passant, malgré leurs victoires sur les Prussiens, j'ai très mince opinion de cette nation quant à ses progrès dans les sciences et dans les arts; et si j'en juge par mon métier de jardinier, comme le Paysan de l' esprit de contradiction, je vous dirai à l'oreille ce que vous ne répéterez sûrement pas dans votre histoire, que le Czar avoit fondé à Petersbourg une académie excellente, composée de tout ce qu'il y avoit de plus savant En Europe; et que cette académie n'a pu venir à bout de former un seul Géomètre, un seul Physicien Russe, & qu'actuellement, sans deux ou trois étrangers qui leur envoyent des mémoires, ils n'auroient pas de quoi donner un volume en dix ans.

Pour revenir à votre histoire, la seule critique raisonnable que j'en aye entendu faire, c'est que la fin en est un peu étranglée surtout quant à ce qui concerne la guerre. Mais je crois qu'ayant déjà écrit toute cette guerre en détail dans l'histoire de Charles XII, vous ne pouviez faire autrement sans vous répéter.

Je vous remercie de la manière dont vous avez ridiculisé dans votre Préface tous ces grands raisonnemens qu'on fait à perte de vûe pour faire venir un Peuple d'un autre. Bien des gens néanmoins appellent cela une mauvaise plaisanterie; mais laissez les dire; cela est vrai, cela est Philosophique, et par bonheur encore cela est gai; ne voudroient ils pas qu'on réfutât gravement des folies?

Au reste, arrangez vous sur les Chinois comme il vous plaira. Ils viendront d'où vous voudrez, & je crois comme vous qu'il y a de l'extravagance à rechercher leur origine; mais je ne puis m'ôter de la tête qu'ils ont reçu d'ailleurs tous les arts qu'ils avoient si longtemps avant nous; & ma raison, c'est que ces arts sont chez eux au même point où ils étoient il y a deux mille ans, & qu'ils n'en ont perfectionné aucun — donc ils ne les ont pas inventés, donc ils les tiennent d'ailleurs, donc d'autres peuples les avoient avant eux, & les leur ont portés; & ce raisonnement, joint à la grande antiquité de l'histoire de la Chine, me feroit croire que ce peuple est resté seul de quelque grand bouleversement qui a détruit tous les peuples qui les environnoient, et qui les avoient éclairés. Je vous permets de rire de cette rêverie; mais il vaut encore mieux, ce me semble, rêver ainsi sur les chinois, que de les faire venir de Ki, en changeant K en i, et A en toës.

Il y a dans votre préface un seul article sur lequel je prendrois la liberté de ne pas penser comme vous — c'est sur les détails de la vie Privée du Czar. Il me semble que ne peindre en lui que le souverain c'est ne le peindre que de profil. J'avoüe que vous aviez des raisons pour cacher un côté de son visage; et je sens que vous n'avez pas été tout à fait à votre aise; mais les lecteurs françois qui ne connoissent la Czarine que par l'argent qu'ils lui donnent, ne s'accommodent pas des ménagemens que vous avez pour son Père, et donnent au diable les souvenirs qui ne permettent pas de dire la vérité. Ce contraste de rusticité et de génie, de férocité et de grandeur, qui faisoit le Caractère du Czar, on s'attend à le trouver dans son histoire, & vous n'en avez donné que la moitié.

A propos de la czarine, qui par parenthèse est assez mal gravée dans les planches de votre histoire, et qui, ce me semble,

N'est là que pour montrer deux énormes tétons
Que tout flasques qu'ils sont, Shuwalof idolâtre,

à propos donc de cette czarine, je crois que vous vous trompez en disant qu'aucun souverain avant elle n'avoit juré de ne faire mourir personne. L'Empereur Anastase, et si je m'en souviens, l'Empereur Zenon ou un autre avoient fait le même serment. Vous trouverez cela dans un Chapitre de L'Esprit des loix, que je n'ai pas actuellement sous les yeux. Vous verrez même que le Pr de Montesquieu, blâme ce serment que vous paraissez loüer sans restriction, et je crois qu'il a raison; car en convenant avec vous que les loix de tous les pays ont fait trop bon marché de la vie des hommes, je crois qu'il y a des cas où les supplices seroient nécessaires; mais je crois en même temps que ces cas sont rares.