1771-04-06, de Catherine II, czarina of Russia à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur, J’ai reçüe Vos deux lettres du 19 et 27 février presque en même tems.
Vous désirés que je Vous dise un mot, sur les grossiéretés et les sottises des Chinois, dont j’ai fait mention dans une de mes lettres. Nous sommes voisins comme Vous le savés, nos lisières, de part et d’autre sont bordées de peuples pasteurs, tartares et payens. Ses peuplades sont très portées au brigandage, ils s’enlèvent (souvent par représailles) des troupeaux et même du monde. Ses querelles quand elles ont lieu sont décidées par des Comissaires envoyés sur les frontières. Messieurs les Chinois sont si grands Chicaneurs que s’est la mer à boire que de finir même des misères avec eux, et il est arrivé plus d’une fois que n’ayant plus rien à demander, ils exigeoit les os des morts, non pas pour leur rendre honneur, mais uniquement pour chicaner. Des misères pareilles leur ont servi de prétexte pour interrompre le Comerce pendant dix ans, je dis de prétexte, parceque la vraye raison étoit que S. M. Chinoise avoit donné à un de ses Ministres en Monopole le Comerce avec la Russie. Les Chinois et les Russes s’en plaignoit également, et come tout Comerce naturel est très difiçile à gêner, les deux nations échangeoit leurs marchandises là où il n’y avoit point de Douane d’établie et préféroit la nécessité aux risques. Mr le Ministre vexoit les provinces Chinoises limitrophes et ne comerçoit pas. Lors que d’ici on leur écrivoit l’état des choses, en réponse on reçevait des cayer très amples de prose mal arrangées où l’esprit philosophique ni la politesse ne ce faisait pas même entrevoir, et qui d’un bout jusqu’à l’autre n’était qu’un tissu d’ignorance et de barbarie. On leur a dit d’içi qu’on n’avait garde d’adopter leur stile, parcequ’en Europe et en Asie ce stile passait pour impoli. Je sais qu’on peut répondre à cela que les Tartares qui ont fait la Conquête de la Chine ne valent pas les ançiens Chinois. Je le veut croire, mais toujour cela prouve que les Conquérans n’ont point adopté la politesse des Conquis, et ceux çi courent risque d’être entrainés par les mœurs dominantes.

J’en viens àprésent à l’Article Loix que Vous avés bien voulu me comuniquer, et qui est si flateur pour moi. Assurément Monsieur, sans la guerre que le sultan m’a injustement déclaré une grande partie de ce que Vous dite serait fait, mais pour le présent on ne peut parvenir encore, qu’à faire des projets pour les différentes branches du grand arbre de la législation d’après mes principes qui sont imprimés et que Vous connoissés. Nous somes trop occupés à nous battre, et cela nous done trop de distraction, pour mettre toute l’aplication convenable à cet imense ouvrage dans le moment présent.

J’aime mieux Monsieur Vos vers qu’un Corps de troupes auxilieres, celle çi pourroit tourner le dos dans un moment décisif. Vos vers feront les déliçes de la postérité qui ne sera que l’Echo de Vos contemporains. Ceux que Vous m’avés envoyés impriment dans la mémoire, et le feu qui y règne est étonant, il me done l’entousiasme de prophétiser. Vous vivrés deux cens ans. On espère volontier ce que l’on souhaite, accomplissés s’il Vous plait ma prophétie; c’est la première que je fait.

Caterine